Cégeps français: le pavé dans la mare

Cégep en français


Je ne vous apprends rien si je vous dis que j’aime lancer des pavés dans la mare. Ma théorie générale à ce sujet est la suivante:

si on lance suffisamment de pavés, et aux bons endroits, on finira par pouvoir marcher dessus et traverser la mare, à sec. Cette intro pour dire que mon billet d’hier – Cégeps français: un peu d’ambition, que diable ! — a fait un certain nombre d’éclaboussures. Fervent du service après vente, j’assure donc le suivi.
Aujourd’hui: les arguments issus d’un point de vue canadien, émis par ma collègue blogueuse Chantal Hébert. Demain: les arguments de certains souverainistes (mais: une bande annonce en fin de ce billet).
D’abord, à toute seigneure tout honneur, ma collègue blogeuse Chantal Hébert – dont je suis un admirateur impénitent — avance deux arguments pour gâter ma sauce. D’abord un argument constitutionnel:

À sa face même, l’idée qu’on pourrait instaurer un régime linguistique à prédominance francophone dans l’ensemble du réseau collégial québécois et prétendre malgré tout satisfaire à l’article 23 en maintenant un droit de gestion anglophone dans les Cégeps qui dispensent actuellement leur enseignement exclusivement en anglais a autant de chances de tenir la route dans le cadre constitutionnel actuel que le fantasme de bon nombre d’intellectuels canadiens de voir Ottawa se doter d’un ministère pour prendre l’éducation “nationale” en main.

Je tremble toujours à l’idée de contester une affirmation de Chantal sur des questions fédérales, mais après vérification avec des constitutionnalistes de mes amis, l’article 23 de la constitution est extrêmement clair: elle ne porte que sur l’éducation primaire et secondaire. Pas un mot sur l’enseignement post-secondaire. Jugez vous-mêmes:
23. (2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveau primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.

Il faudrait vraiment que les juges de la Cour suprême triturent et travestissent ce libellé (que Trudeau avait calqué sur celui de la loi 101 pour y inclure les canadiens) et qu’ils fassent un détour pour interdire l’application de la réforme proposée. Or il m’est avis que la Cour a, très souvent, eu la sagesse politique de savoir ne pas aller trop loin dans son travail d’atténuation de la loi 101. Il est vrai cependant qu’elle semble avoir oublié cette sagesse dans son récent jugement, unanime et erroné, sur les écoles passerelles. Chantal, dans un second billet en une journée (je pense que je l’intéresse vraiment!), ajoute un argument politique pour expliquer en quoi la Cour serait si dure:
[...] dans le cadre de cette proposition, le Québec serait la seule province au Canada où une minorité de langue officielle n’aurait pas le droit d’être éduquée dans sa langue du début à la fin de son parcours pré-universitaire. [...] L’asymétrie entre la situation des anglo-québécois et celles des francophones hors-Québec qui résulterait de la proposition de Jean-François Lisée serait difficilement tolérable sur le plan politique. Elle aurait toutes les chances d’être vue par les tribunaux comme un stratagème pour contourner les obligations du Québec à l’égard de sa minorité anglophone.

Une remarque. Les mots «pré-universitaire» dans cette citation sont bien choisis. Des écoles françaises primaires et secondaires sont en effet présentes dans toutes les provinces, mais les francophones de Terre-Neuve, de l’Ile du Prince Édouard (on est prêt à faire exception pour sa petite taille) et de Colombie-Britannique n’ont pas d’université francophone (un programme bilingue, embryonnaire, existe à SFU, à Vancouver). Donc il n’y a pas réelle symétrie dans l’ensemble du parcours. Cependant, les provinces anglophones n’ont pas de Cégep, une invention québécoise. Il faudrait donc que la Cour assimile le Cégep à la fin de l’enseignement secondaire, contredisant ainsi toute l’histoire récente de l’éducation au Québec. Ou alors qu’elle invente le principe de l’éducation «pré-universitaire». Mais elle ne pourrait invalider la réforme que pour l’enseignement général, pas le technique. Dans tous les cas, elle devrait créer un précédent dans le seul but de bloquer la réforme. Je m’en remets à la lecture de Chantal pour la réception politique de la mesure au Canada anglais. Mais bonne chance à la Cour pour l’atterrissage politique d’un tel blocage au Québec. Je n’y avais franchement pas songé, ma lecture de l’article 23 étant nette. Mais si Chantal a raison, ce serait peut-être la crise que M Parizeau appelait de ses voeux.
Le fait que la cour interpréterait ainsi une constitution que nous n’avons pas signée, à travers les yeux de juges dont le processus de nomination nous échappe, n’arrangerait rien à l’affaire. Mais elle illustrerait les limites de cette égalité et symétrie factice introduite à notre corps défendant par Pierre Trudeau dans la loi fondamentale du pays.
La langue minoritaire du pays et du continent, le français, y est traitée à égalité avec la langue majoritaire du pays et du continent, l’anglais. Comme si l’une et l’autre présentait la même fragilité. Or n’importe quel Martien débarqué au Canada à n’importe quel moment du dernier demi siècle voit bien qu’une langue est fragilisée, l’autre en pleine expansion. Les statistiques récentes sur la décrue du français langue maternelle et langue d’usage à Montréal et dans la région métropolitaine appelle une action résolue et multiforme pour renverser la vapeur. Les Cégeps à prédominance du français en est une, majeure. Le déclin de l’anglais à Toronto et à Winnipeg n’est pour l’instant pas apparue sur l’écran radar de Statscan. À ces endroits, le réseau minoritaire — francophone — n’exerce aucune attraction sur les allophones. (En fait, ces écoles n’arrivent à attirer qu’une fraction des francophones ayant le droit de s’y inscrire). Ensuite, à ces endroits, les francophones formés dans leurs propres écoles s’insèrent naturellement, immédiatement, dans la langue d’usage anglophone du reste de la société. Rien à voir avec les niveaux d’anglais langue de travail et de transferts linguistiques vers l’anglais enregistrés au Québec.
Un mot sur la plomberie. Chantal, qui, je veux le préciser, me donne raison sur certains points, se demande si nous aurions «la capacité de fournir un enseignement de qualité en anglais dans toutes les matières au programme du niveau collégial», donc dans le quart des cours que les francophones suivraient pendant leur session intensive d’anglais en fin de Cégep. Où trouverait-on ces profs anglophones ? Dans les Cégeps anglophones où ils enseignent actuellement, et où leur charge d’enseignement se trouverait réduite des trois quarts, puisque leurs étudiants auraient aussi les trois quarts de leurs cours en français. Il s’agit d’un problème de réaffectation des effectifs sur la région montréalaise. Mais, par définition, et bien plus qu’au secondaire, les ressources sont disponibles.
Demain: les arguments de certains souverainistes. Avec cette bande annonce surprenante, tirée des pages 231-232 du dernier livre de Jacques Parizeau:
L’interdiction de l’accès aux cégeps [anglophones] aux enfants d’immigrants me paraît assez compliquée à appliquer à des étudiants majeurs. Quant à supprimer les cégeps anglophones… ça ne me paraît pas réaliste. Il doit y avoir moyen, cependant, de mieux préparer leurs étudiants à travailler en français.

Je ne sais pas ce que pense M. Parizeau de ma proposition. Il ajoute d’ailleurs ensuite que des changements majeurs en ce domaine ne peuvent se faire «tant que l’expression de la ferme volonté de faire du français la langue non seulement commune mais nécessaire ne s’est pas manifestée».
Les Cégeps de la prédominance du français, n’abolissant pas les Cégeps anglophones mais modifiant leur régime pédagogique, seraient, à mon humble avis, l’expression ferme d’une Assemblée nationale dont le parti majoritaire aurait été élu avec cette proposition dans sa plateforme. Donc l’expression ferme de l’électorat.

Squared

Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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