À une époque où la vie politique est truffée d’invectives, de déclarations outrancières et de vulgarités, il vaut probablement la peine de rappeler combien l’ancien premier ministre Bernard Landry, décédé cette semaine, était un homme digne. En d’autres temps, cela aurait été une évidence. La politique était ainsi et on n’entrait pas dans ces fonctions sans tenter au moins d’afficher une certaine hauteur. Ce n’est plus toujours le cas aujourd’hui, alors que la règle des 140 caractères et du populisme télévisuel impose sa loi d’airain.
Cela ne semblait pas avoir affecté le moins du monde cet homme cultivé qui se tenait au-dessus de la mêlée sans jamais être méprisant. Une discussion avec Bernard Landry, ce n’était pas un concours de formules toutes faites, c’était un échange franc à bâtons rompus dans lequel se mêlaient l’histoire, la grande comme la petite, le contexte international et le destin du Québec. Car, pour Bernard Landry, le Québec existait dans et par le monde. Tous les hommes politiques n’ont pas cette vision ni cette sensibilité. Lui avait cette conscience aiguë que le Québec, et à plus forte raison un Québec indépendant, avait quelque chose d’essentiel à apporter au monde, mais aussi à en retirer.
Chaque fois qu’il débarquait à Paris, il ne se passait pas 48 heures avant que sa voix un peu caverneuse résonne au téléphone. « Monsieur Rioux, nous avons d’importantes choses à discuter. Il s’agit de l’avenir du Québec ! » On avait chaque fois l’impression d’être convoqué à une réunion où se déciderait le sort de la nation. Pour Landry, le Québec était dans les grandes comme dans les petites choses, dans chaque geste, chaque phrase et chaque intonation.
C’est peu dire que l’homme dévorait la presse. Il aimait le journalisme d’idées, celui qui tente d’aller au-delà de l’immédiateté des choses. Quand il n’était pas d’accord avec un article, il décrochait son téléphone et prenait sa voix rude. J’y ai eu droit un jour où j’avais oublié de mentionner qu’il comptait parmi les premiers ministres québécois qui, comme son imposant collègue Jacques Parizeau, avaient étudié à Science Po.
Ami du premier ministre Michel Rocard et admirateur de celui des Affaires étrangères Hubert Védrine, Landry était comme un poisson dans l’eau à Paris, où il se montrait à l’aise aussi bien avec les élites qu’avec les gens du peuple. Je me souviens de mon étonnement lorsque, invité à une tribune téléphonique, il se mit à échanger avec les auditeurs sur ses années d’étudiant à Paris, citant le nom des rues et des quartiers comme s’il ne les avait jamais quittés.
Pour l’avoir suivi à Bruxelles, à Strasbourg et dans quelques capitales européennes, je peux dire que jamais les Québécois n’ont eu à rougir de l’image qu’il donnait de nous à l’étranger.
Bernard Landry était un homme de culture, qui a pourtant oeuvré dans un univers économique qui se caractérise souvent par sa profonde inculture. Un peu comme dans la chanson de Luc Plamondon, il aimait se présenter comme un artiste qui s’était égaré en économie par devoir, à la demande de René Lévesque. Sans nier l’importance des comptables qui peuplent le milieu, il est bon que l’économie soit ainsi prise en main par des hommes qui savent lire plus que des colonnes de chiffres.
Ses formules en latin ont souvent fait sourire. À tort ! Elles étaient le fait d’un homme qui avait fait ses humanités, ce qui devient rare en politique. Mais surtout, elles n’étaient jamais déplacées. À moins que l’on juge inutile de savoir, comme il le répétait à tous, qu’en latin le mot « province » désigne un territoire vaincu (pro vincere). Lui-même se désolait de voir ce mot, pourtant oublié depuis la Révolution tranquille, revenir en force dans la presse québécoise depuis quelques années.
Contrairement à ces anciens premiers ministres qui s’enferment dans une certaine réserve — ce qui peut se comprendre et se justifier —, Bernard Landry sera demeuré un militant jusqu’à la fin, répondant à toutes les invitations, au grand désespoir de ses proches parfois. Souverainiste pragmatique, comme l’a souligné mon collègue Michel David, Landry ne craignait pourtant pas de se retrouver au milieu de jeunes militants enthousiastes souvent plus agités et plus pressés que lui.
Député dans l’âme, il savait s’enquérir des membres de votre famille qui habitaient Saint-Jacques de Montcalm, là où il était né et où a toujours résidé sa mère. Les habitants de la municipalité, dont un grand nombre sont d’origine acadienne comme les Landry, se souviennent encore de la limousine qui certains soirs venait discrètement déposer le fils prodigue.
Craignant peut-être que, pour moi, cette affirmation n’ait pas toujours été une évidence, Bernard Landry m’a souvent répété qu’il ne fallait « jamais désespérer de son peuple ». « Jamais ! » insistait-il. Il disait cela avec une conviction qui forçait le respect. C’est un conseil qui pourrait ne pas être inutile par les temps qui courent.