Dans son livre précédent, Après le colonialisme, Arjun Appadurai montrait les conséquences culturelles de la mondialisation économique. Le professeur d'anthropologie de l'Université de Chicago soulevait notamment des doutes sur l'avenir de l'État-nation, un concept dépassé, selon lui, dans le contexte global qui est le nôtre.
Géographie de la colère se penche sur la violence à grande échelle, l'un des effets les plus sombres de la «globalisation». L'auteur cherche à répondre à la question suivante: comment se fait-il que les vingt dernières années ont vu apparaître simultanément une libéralisation des marchés et des «formes extrêmes de violence politique contre des populations civiles» (Rwanda, Balkans, Inde, islamisme)? Y a-t-il un lien entre les deux? Appadurai croit que oui.
D'après lui, tout part de l'État-nation, une idée dangereuse dans son essence puisque le nationalisme se fonde nécessairement sur une ethnie. Or qui dit ethnie dit coupure entre un «nous» et un «eux». Cette distinction existe grâce aux instruments que les États modernes eux-mêmes ont mis en place depuis le XVIIIe siècle (recensement, cens électoral, carte des populations), menant à la création des catégories de majorité et de minorité.
Mais dans un contexte de mondialisation, de migrations et d'échanges virtuels, l'identité du groupe majoritaire est mise à mal. «La rencontre entre des frontières financières poreuses, des identités mobiles et les autoroutes de l'information et de la transaction suscite des débats, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières nationales.» C'est ce qu'il nomme «l'incertitude identitaire»; elle se double d'une «angoisse d'incomplétude» qui est le désir de la majorité d'éliminer la minorité qui la sépare d'une pureté ethnique. Ces deux principes concourent parfois à produire ce qu'Appadurai appelle une «identité prédatrice», c'est-à-dire un groupe majoritaire qui exige, pour se consolider, l'élimination d'une minorité.
Bref, l'État-nation étant dépassé, rendu caduc par la mondialisation, il peut chercher désespérément à réaffirmer son identité en éliminant «eux», ceux qui gênent l'image d'une pureté nationale. Ce serait particulièrement le cas dans les États victimes de la mondialisation, marginalisés par elle, qui déplaceraient alors leurs angoisses sur leurs propres minorités intraétatiques. Finalement, les «nous» qui se conçoivent comme des majorités menacées, en voie de devenir elles-mêmes des minorités, recourent à la violence purificatrice, à la fureur génocidaire entretenue par la propagande, dans le but d'écraser la mince frange qui les sépare d'une totalité ethnique réconfortante.
D'un point de vue québécois, ces idées rendent perplexe. Car les Québécois de souche ne sont-ils pas justement ce «nous» (réaffirmé récemment par Pauline Marois) qui est minorisé dans un contexte mondial et qui craint qu'«eux» (les anglophones, les immigrants, les autochtones), à l'intérieur de ses frontières, ne menace son identité et ne finisse par le supplanter? Le nationalisme ethnique mènerait alors tout droit au génocide. Mais ne peut-on imaginer à l'inverse une majorité assez sûre d'elle pour s'adapter aux nouvelles règles mondiales et en même temps être inclusive envers ses minorités? Difficile de trancher. Il ne fait pas de doute toutefois que, pour Appadurai, le souverainisme québécois serait un concept à la fois obsolète et dangereux.
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David Dorais
Collaborateur du Devoir
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Arjun Appadurai, Traduction de Françoise Bouillot, Payot, Paris, 2007, 205 pages
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