Version Internet - À vos Marx... Prêts? Critiquez!: Marx, notre contemporain

Crise mondiale, capitalistes financiers ultra-véreux, paupérisation généralisée: la conjoncture favorise le regain des études d'inspiration marxiste.

«Les indignés» dans le monde

Un spectre hante le monde: le spectre du marxisme. Un fantôme renouvelé, revu, corrigé, amélioré, mais toujours aussi formidablement puissant pour critiquer le monde tel qu'il va. (Et Dieu, ce grand distillateur d'opium du peuple, sait si ça va mal en ce moment!) Les signes s'accumulent, petits et grands, majeurs ou insignifiants. Par exemple dans l'édition, ce haut lieu d'accumulation du capital symbolique.
Justement, Das Kapital, l'oeuvre majeure de Karl Marx, vient de paraître en manga de poche, au prix d'une tasse de café, chez l'éditeur East Press, une maison nippone spécialisée dans l'adaptation en bédé des grands classiques littéraires. Le scénario raconte une histoire située dans l'Angleterre de la fin du XIXe siècle, prétexte à l'illustration des thèses marxistes. Un autre manga, racontant cette fois la lutte prolétarienne de pêcheurs de crabes, a connu un succès impressionnant au Japon l'an dernier, avec plus de 500 000 exemplaires écoulés.
Du plus sérieux? Le dossier central du tout dernier numéro de Philosophie Magazine demande: «Comment peut-on être anti-capitaliste?». Une section de la publication française s'interroge encore plus précisément: «Le capitalisme corrompt-il le sens moral?» Une autre présente des penseurs qui régénèrent intelligemment le marxisme depuis quelques années.
Toujours en France, Actuel Marx constitue à lui seul une galaxie du renouveau des études. C'est à la fois le nom d'une revue (publiée aux PUF), une collection, un lieu de colloques et de rencontres, une équipe de recherches, un site ouvert à des discussions permanentes, une publication en ligne et un réseau de liens internationaux. L'exégète Franck Fischbach a publié La Production des hommes. Marx avec Spinoza (PUF, 2005) et lancera bientôt La Logique du Capital.
Dans le monde anglo-saxon, le renouveau passe par des historiens comme Robert Brenner, qui a travaillé sur l'accumulation initiale du capital en Angleterre, et la Canadienne Ellen Meiksins Wood, dont l'ouvrage Les Origines du capitalisme paraîtra en traduction chez Lux dans quelques semaines. Un autre éditeur québécois, Nota Bene, lancera bientôt un Marx philosophe.
«Il y a un regain des études sur Marx en ce moment», juge la Française Isabelle Garo, codirectrice de la Grande Édition Marx-Engels (GEME), un vaste chantier des oeuvres complètes en français qui vient de faire paraître son premier volume. Une preuve de plus de la renaissance. «Ça reste compliqué, mais ça devient un peu plus facile depuis environ une décennie. C'est très net dans le contexte de la crise d'aujourd'hui, mais c'était déjà visible auparavant avec la libération des pesanteurs du passé.»
Comment pourrait-il seulement en être autrement? Pas même besoin d'être néomarxiste pour savoir que le capitalisme va mal, très mal. Avec cette crise mondiale qui phagocyte tout, des caisses de retraite aux maisons familiales. Avec ces gestionnaires ultra-véreux qui se tirent avec des primes totalisant des milliards de dollars versées pour de très, très mauvais services rendus. Avec cette immonde marchandisation du monde qui transforme tout en pertes et profits, sur deux colonnes comptables, y compris la culture, l'amour et les enfants.
Un système-monde
À tout coup, Karl Marx (mort en 1885) et sa descendance la plus noble, la plus fine, proposent des clés, éclairent des pistes, débouchent sur des conclusions heuristiquement surpuissantes.
«Pour comprendre Marx aujourd'hui, il est fondamental de se détacher des charges idéologiques qui pèsent sur son oeuvre», dit François L'Italien, doctorant en sociologie de l'Université Laval. «Pour le comprendre, il faut aussi se dire que, pour lui, le capitalisme n'est pas seulement un système économique abstrait: c'est une façon d'organiser, de rationaliser et de valoriser les rapports sociaux.»
François L'Italien, 33 ans, s'intéresse au marxisme depuis tout petit, pour ainsi dire. Il a pondu un mémoire sur la philosophie de la pratique du jeune Marx. Il termine une thèse sur les transformations de la grande entreprise à l'ère du capitalisme financier.
Est-ce une thèse marxiste? François L'Italien répond non, si on entend par là l'idéologie des partis communistes et des sociétés du «socialisme réel». Il préfère associer sa thèse à la «sociologie dialectique» et à la «théorie critique», selon d'autres bonne vieilles appellations contrôlées.
«Marx est un penseur du XIXe siècle: l'idée de vouloir appliquer ses catégories à une autre époque nie sa pensée fondée sur historicité des concepts, dit-il. Des mutations fondamentales ont donc eu lieu et il faut en tenir compte radicalement. Seulement, Marx nous dit qu'il faut regarder ce système les yeux en face des trous: le capitalisme ne veut pas notre bien, ou plutôt il le veut et il nous l'arrache.»
Voilà ce qu'il répète à ses étudiants quand il enseigne Marx: s'il ne faut retenir qu'une seule thèse fondamentale de son oeuvre, il faut privilégier celle faisant du capitalisme un système d'organisation de la société basé sur «une séparation des individus et du monde de telle manière qu'il puisse s'insérer dans cette relation». Le capitalisme, au fin fond, est un lien social de substitution.
Des exemples? Heu... Noël et son orgie de cadeaux. Ou la Saint-Valentin, ses fleurs et ses chocolats. Ou les anniversaires des enfants devenus d'autres occasions consuméristes. C'est bien simple, tous les rapports sociaux passent au cash, dit M. L'Italien, qui allonge et enrichit la liste des exemples. Il parle de la prolifération des «coaches» de vie, du capital humain et du capital-santé, des maisons devenues des leviers financiers pour acheter des biens futiles plutôt qu'un patrimoine transmissible aux enfants, il parle même de Ricardo (le cuistot télégénique, pas l'économiste libéral...), qui enseigne à faire des confitures pour La Presse Télé et dans son magazine en lieu et place des mères d'autrefois.
«Quand tout cela se produit, on comprend que le capitalisme transforme tous les rapports sociaux, y compris ceux où il n'y a pas d'argent à faire, dit le sociologue. C'est une matrice socioculturelle dont parle Marx dans Le Capital. En lisant entre les lignes, en faisant mûrir le tout, on arrive à comprendre l'atome, la structure élémentaire d'un système qui vient insérer des rapports capitalistes entre les individus et le monde.»
Évidemment, cette matrice a muté radicalement depuis le temps du bourgeois à la Balzac et du prolétaire à la Zola. Après les premières crises de surproduction, pour sauver la machine, il a fallu stimuler la consommation et s'insérer dans les rapports domestiques et privés: la production des aliments, l'éducation des enfants, les rapports amoureux, les fêtes et les anniversaires, bref n'importe quoi. Des disciplines complètes ont appuyé ce mouvement: le marketing, les relations publiques, les relations industrielles, qui ont toutes aidé à étendre le capitalisme en dehors de la shop tout au long du XXe siècle.
Rage contre la machine
Voilà donc pourquoi Marx est encore pertinent, plus que jamais pourrait-on dire. Seulement, pour le comprendre et pour régénérer sa pensée, il ne faut pas les fétichiser et il faut prendre la mesure des mutations fondamentales du capitalisme depuis 150 ans.
«Marx propose une critique des concepts de l'économie politique: le travail, l'argent ou la marchandise», explique Maxime Ouellet, jeune docteur (31 ans) en économie politique internationale à l'Université d'Ottawa. Il propose une «critique de l'économie politique», selon le sous-titre du Capital, son maître ouvrage. «Il critique surtout la fétichisation de ces concepts qui structurent les relations sociales et le rapport au monde. Les capitalistes et les économistes libéraux nous disent que ces catégories ont toujours existé et sont naturelles. Ils nous disent que la réalité économique a toujours été ainsi. Marx, au contraire, propose une critique historique et radicale de la modernité capitaliste.»
M. Ouellet explique que ce mode d'organisation sociale, reposant sur l'échange de marchandises et l'argent, devenu hégémonique au XIXe siècle, a connu ensuite trois grandes phases d'évolution. La première, liée à la révolution industrielle, a été décortiquée par Marx lui-même, avec son bourgeois entrepreneur et ses prolétaires salariés. La deuxième repose sur le gigantisme: la Big Corporation, les grands syndicats, le fordisme et l'État-providence. Cette phase dinosaurienne a tenu des années 1930 aux années 1980. Depuis, le capitalisme du troisième type devient réticulaire, mondial, sous-traitant et surtout financier et dématérialisé. C'est celui-là qui vient de s'effondrer.
«Les déréglementations, des taux d'intérêt aux taux de change, ont ensuite permis la constitution d'un nouvel espace capitaliste supranational, échappant au contrôle des banques centrales et aux politiques budgétaires et fiscales des États, résume Maxime Ouellet. Ce système financier est responsable de la crise actuelle.»
Ce système-monde s'avère roué à l'extrême. Après avoir stimulé la consommation par la hausse du niveau de vie au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le système mise sur le crédit alors que les salaires de la grande majorité stagnent depuis plus de deux décennies. Pendant ce temps, les très riches accumulent encore et toujours plus.
Cette classe dominante ne se conçoit même plus en relation d'accommodement raisonnable et de solidarité minimale avec les salariés, comme au temps du capitalisme à papa. Faut-il vraiment rappeler aux citoyens ordinaires, menacés de gonfler bientôt l'«armée de réserve du capital», qu'Henri-Paul Rousseau a présidé une perte de 40 milliards de dollars à la Caisse de dépôt et placement («le bas de laine des Québécois») avant d'empocher une généreuse prime de départ? Aux États-Unis, l'épicentre du système mondialisé, trois millions de nababs d'en haut possèdent plus que les 100 millions d'Américains d'en bas.
«Je crois qu'une lutte des classes réapparaît, dit François L'Italien. Mais cette lutte n'opposera pas les salariés aux capitalistes comme l'envisageait Marx. Cette lutte oppose plutôt des gens à mobilité limitée, les salariés comme les capitalistes industriels, à une overclass caractérisée par une dimension culturelle et un trait économique.»
Du point de vue économique, cette classe d'aristocrates de la rente, qui représente en gros les revenus du 1 % supérieur, tire ses richesses de la sphère financière. Pour elle, tout actif doit pouvoir être instantanément vendu et liquidé.
Du point de vue culturel, ces aristocrates en jet voient la planète comme un très grand terrain de jeu à investir et à exploiter. «L'overclass fait du shopping à Miami, du trekking au Costa Rica, de la méditation en Inde et elle se repose dans son condo à Dubaï», explique le sociologue. C'est elle aussi qui a dépensé plus d'un demi-milliard de dollars aux enchères de la collection d'oeuvres d'art Berger-Saint Laurent récemment, à Paris.
Un point de bascule
Ces réflexions occupent M. L'Italien et une bande de jeunes loups de la théorie critique au sein du Cafca, le Collectif d'analyse de la financiarisation du capitalisme avancé au sein de la Chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie de l'Université du Québec à Montréal. Le groupe a un blogue (cafca-uqam.blogspot.com) bourré de renseignements où il devient évident que le vent tourne peut-être (enfin?) en faveur d'un renouveau de l'économie politique.
«Les études critiques en sciences sociales ont été dominées depuis des décennies par les thèmes identitaires (les genres, le multiculturalisme, la différence...), dit le chercheur. Avec la crise actuelle, on pourrait retourner à des réflexions, non plus sur la reconnaissance sociale, mais sur la redistribution des richesses et la critique des structures de polarisation de classe.»
La critique est un autre grand héritage d'obédience marxiste toujours porteur. Marx parlait d'aliénation et soulignait que la première tâche de la critique devait porter sur les religions et leurs traditions surchargées de fausses croyances, de préjugés et de justifications perverses de toutes les inégalités. «L'opium du peuple», quoi, selon la formule de Moses Hess, reprise par Marx.
«C'est beaucoup plus large, corrige M. L'Italien. Marx nous dit de ne pas accepter les totalités et des abstractions comme des fatalités. La leçon tient la route. Dieu, l'État, l'humanité sont le produit de certains acteurs qui projettent leur idéologie. Il faut donc comprendre comment naissent les grandes abstractions. Il faut "déréifié" le système financier, par exemple, comme on dit dans notre jargon, pour arrêter de le penser comme une abstraction autonome et neutre.»
Les planètes s'alignent: l'ampleur de la crise, les appels de tous bords, même à droite, pour «refonder le capitalisme», les décennies passées depuis l'effondrement du socialisme soviétique favorisent un retour à Marx et à sa riche lignée. Deux ouvrages majeurs parus en pleine Deuxième Guerre mondiale pourraient devenir les livres de chevet des réformistes: Capitalisme, socialisme et démocratie de Joseph Schumpeter et, surtout La Grande Transformation de Karl Polanyi. Ce dernier a démontré la tendance incontournable de l'économie de marché à coloniser toutes les sphères de la société. Polanyi avait même bien vu que cette cancérisation du système initial allait affecter toutes les sphères d'activités humaines, les rapports amoureux comme la culture, le savoir comme la mort elle-même, qui se marchande maintenant comme le savon à barbe.
Ce qui ne débouche pas sur de nouveaux rêves de grands soirs. Il ne faut pas confondre la démocratie libérale («le moins pire des régimes», disait justement Churchill) et le capitalisme prédateur. Comme il ne faut pas confondre la critique des dérives du capitalisme financier et du tout à l'économie de marché avec les horreurs engendrées par les régimes communistes au XXe siècle.
Le marxisme comme messianisme sans Dieu ne tente ni M. L'Italien ni M. Ouellet. Qui peut encore croire au progrès après les crimes commis au nom même du progrès et du marxisme lui-même. Le Livre noir du communisme établit à 100 millions le nombre des victimes des régimes socialistes au XXe siècle, la Chine de Mao ayant à elle seule lancé dans la tombe la moitié de cette masse de monde. Les lendemains déchantent. «On ne peut plus espérer de l'avenir des promesses qui sauveraient du présent, résume M. L'Italien. Chacun, par contre, est responsable du monde et doit agir en conséquence.»
Des mutations fondamentales ont eu lieu et il faut en tenir compte radicalement. N'empêche, du point de vue des présupposés, la dialectique de la «pensée critique» demeure porteuse: cette société capitaliste est encore mue par des oppositions, des contradictions, des polémiques et des luttes qui permettent d'appréhender la réalité sociale et politique.
«On est au ras des pâquerettes analytique, poursuit le sociologue. Dans la sociologie, il y a actuellement deux tendances, deux écoles: celle de l'acteur individuel et celle du système. La dialectique fait la synthèse en considérant l'individu agissant et le poids des structures.»
D'ailleurs, il s'agit moins de se demander comment on peut être anticapitaliste aujourd'hui que comment on peut encore oser défendre ce que ce système est devenu: une sorte de socialisme pour les riches. Privatisation des profits, socialisation des perte


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