Une mort précipitée

Par Jacques Beaudry

Hubert Aquin



Il y a 30 ans, le 15 mars 1977, à l'âge de 47 ans, Hubert Aquin s'enlevait la vie avec le fusil de chasse hérité de son père. Il avait publié quatre romans. Sa vie fut brève, une existence faite de sursauts et d'affaissements, à l'image de notre vie collective qui n'avait pas de secrets pour lui.

Il avait vite compris, par exemple, que nous n'irions jamais jusqu'au bout d'un point de vue politique, c'est-à-dire jusqu'à l'indépendance, si l'enthousiasme du début venait à s'écraser dans la fatigue. Il a donc continuellement lutté contre une manière d'engluement aussi bien personnel que collectif, qu'il devinait être fatal. Il espérait voir des rebondissements se substituer aux temps morts de son existence comme de notre histoire. Il lui était insupportable qu'il ne se passe rien.
L'impatience d'Aquin, à l'opposé de notre patience commune, le rendait sensible aux accélérations de toutes sortes, à celles d'une voiture de course aussi bien qu'à celles de l'histoire. Il craignait les ralentissements jusque dans son art. Voilà pourquoi il écrivait vite. Son cerveau se jetait à toute vitesse à la poursuite du roman à écrire, en comptant sur sa raison pour exécuter des dérapages contrôlés. Aquin a fait entrer l'intelligence dans le roman en l'y incorporant créativement. C'est l'intelligence du romancier qui est le véritable héros de ses récits. La difficulté de lecture qu'on reproche à ses oeuvres n'est rien d'autre que ce qu'on éprouve au choc de son génie.
Sortir du cercle
Hubert Aquin a construit son oeuvre romanesque sur une vaste culture qui lui servait de tremplin d'où effectuer un retour au Québec. Il a donné à notre culture une portée universelle en suissisant, italianisant, norvégisant le Québec dans ses romans, en l'africanisant, l'européanisant, l'américanisant, en le démesurant géographiquement, mais aussi dans le temps, pour sans plus attendre remplir de l'histoire de toute l'humanité le vide historique qui nous est destiné.
Pour lui, il était impossible de se limiter au cercle borné de la réalité, aussi bien personnelle que collective. Sa volonté fanatique d'en sortir l'a entraîné dans une sorte de débordement des limites de la fantaisie et du réel, du personnage et de la personnalité.
Si la manifestation la plus dramatique de ce débordement est sans doute la tentative de suicide de l'écrivain sous l'identité du personnage de Jean-William Forestier, la plus illustre reste le révolutionnaire dans Prochain épisode venu suppléer l'auteur dont la propre tentative d'action politique clandestine a échoué.
Lucidité prophétique
Le romancier génial se doublait d'un essayiste dont la pensée politique, d'une lucidité prophétique et d'une puissante cohérence, demeure une source d'inspiration. Son fameux texte de 1962, «La fatigue culturelle du Canada français», a récemment permis à Radio-Canada, l'Université du Québec à Montréal et Le Devoir de relancer le débat public sur le nationalisme en organisant en novembre dernier l'événement «Hubert Aquin, cinq questions aux nationalistes québécois», une semaine d'animation et de discussion autour des thèmes de la réflexion d'Aquin.
Hubert Aquin se désolait de voir la revendication d'une existence politique spécifique devenir ici rien de plus qu'un péché qu'on tolère pour autant qu'il soit pratiqué comme le blasphème, c'est-à-dire verbalement. Les blasphèmes, d'après lui, tenaient lieu aux Québécois d'héritage national: « Non, la révolution n'a pas été écrite, ni verbalisée, ni crissée au sommet, ni tabernaculée, mais blasphémée!»
Aquin a écrit des romans qui ne permettent à aucun des lecteurs de refermer le livre intact, plutôt épuisé, transformé, engagé peut-être. Il n'a pas vu se produire cette grande décharge d'énergie qu'aurait pu générer l'inconscient collectif des Québécois libéré, par sa réussite, du fantasme refoulé de l'indépendance. La décharge de fusil qui a fait voler sa tête en éclats était un défi à la fatigue, la sienne jamais détachée de la nôtre. Avant qu'on ne l'entende détoner, elle avait déterminé en lui une mobilisation générale de toutes ses forces et, donc: plus de vie!
Jacques Beaudry, Auteur de l'essai Hubert Aquin - La course contre la vie (Hurtubise HMH, Montréal, 2006)


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