Il y a 30 ans aujourd'hui qu'Hubert Aquin a décidé de nous quitter. Je pense souvent à lui. J'aurais voulu vieillir en sachant qu'il montait la garde. Est-il besoin de dire à quel point il nous manque? Pourtant, tout est dit dans son oeuvre. Il n'y aurait pas grand-chose à ajouter. Notre situation n'a pas changé. C'est bien le plus triste.
De jour en jour, «la fatigue culturelle... » gagne en force. Nous en sommes toujours déjà là, maintenus en état de fatigue. Mais avec les années, nous nous sommes habitués. Cela est en nous maintenant, bien ancré, ontologiquement. Nous sommes, j'en ai bien peur, résignés à notre sort. Indignés mais résignés. Bientôt même plus indignés.
Notre ministre des Loisirs, des Sports et de l'Éducation, en pleine campagne électorale, a été incapable de fournir le titre d'une oeuvre que tous les Québécois devraient lire. Sans avoir honte de son inculture, il a dit: «Je ne sais pas. Je n'ai pas de grand roman que toutes les générations devraient lire.» (Le Devoir, le 28 février 2007.)
Je me suis souvenu d'un mot de Jacques Folch-Ribas que Lamberto Tassinari rappelle dans son texte «Oublier Hubert Aquin» (Le Devoir, le 20 juin 1997): «Hubert Aquin est peut-être le premier écrivain qu'il faudrait lire pour saisir la complexité du Québec.»
La faille du héros
Je pense à Prochain épisode. Le long mois de mars commence. Je ne peux m'empêcher d'aimer, même si cela me fait mal, le narrateur de Prochain épisode, qui tente de combler le vide et l'ennui qui l'accablent par l'écriture d'un roman d'espionnage original. En attente de son procès, il ne sait pas encore que le héros qu'il fait vivre sur les bords du lac Léman, en Suisse, sera incapable de mener à bien la mission que lui confie K. Le narrateur place en son double l'espoir de lui redonner courage. Il cherche, en vivant une histoire enlevante par procuration, une force nouvelle. Lui aussi peut être un héros, croit-il, de sa cellule.
Une première faille se manifeste: le héros est pris au piège et rate sa filature. Le narrateur plonge dans la dépression. Se succéderont ainsi en une structure alternée deux discours: celui de l'enfermé qui écrit et celui de l'espion qui rate d'une manière exemplaire, presque préméditée, le rôle qu'il est censé jouer.
Faille après faille, le narrateur ne peut plus se mentir devant l'échec de son entreprise: il est incapable d'inventer une histoire différente de la sienne. En réalité, le héros manqué, c'est lui. La boucle est bouclée. Les deux voix composent une mélodie sinistre qui conduit à l'éveil de la conscience: peut-on vivre si on est incapable d'inventer sa propre histoire? Peut-on vivre si on est prisonnier de son histoire? Le prochain épisode est celui de la révolte. Elle n'arrive pas dans le roman. Le langage ne l'invente pas. Elle est à venir.
Comme dans les années 60
Les oeuvres des années 60 nous ont habitués à la prise de conscience de notre aliénation: toutes les représentations de l'aliénation, et le joual en était la preuve, montraient symboliquement notre incapacité à nous imaginer souverains, en pleine possession de notre langue et de nos rêves.
Le fait est que, collectivement, nous en sommes toujours là: nous attendons toujours qu'Ottawa nous fasse l'offre qui nous réintégrerait dans la Constitution canadienne, mais la condition sine qua non pour être élu chef de parti au fédéral est d'affirmer au ROC que jamais on n'ouvrira la Constitution pour le Québec, et ce, malgré les déclarations d'amour et les promesses de Jean Chrétien le soir du référendum de 1995. Les arguments de peur, si risibles quand on les entend dans Le Confort et l'Indifférence de Denys Arcand, retrouvent vigueur lorsque prononcés par de nouveaux acteurs. Le discours économique s'impose avec tant de force que la vie, tout à coup, ne possède plus qu'une dimension, matérielle, immédiate.
Dois-je m'étonner que, dans le roman d'Hubert Aquin, mes étudiants ne soient sensibles qu'à l'anecdote? Les pauvres, personne ne leur a encore dit que justement, la littérature, c'est «lire entre les lignes». Je leur parle alors de l'âme des mots. Le bloc de bois, dans le poème Jeu de Saint-Denys Garneau, est pour l'instant une maison pour l'enfant qui joue, les cartes étalées une route, le tapis une rivière. Puis, nous devenons adultes, et le tapis sert à essuyer les bottes.
En ces temps de télé-réalité, adaptée des États-Unis et de la France, nous sommes bien loin de la révolte. Nous sommes à l'image du narrateur enfermé, en attente de notre procès. Nous sommes prisonniers de notre réalité, comme lui est «encaissé dans [s]es phrases»; nous sommes incapables d'imaginer une histoire différente. En fait, nous sommes empêtrés dans notre autobiographie. Nous ne savons plus que nous pourrions vivre une autre vie, riche de passion et d'amour.
Le narrateur de Prochain épisode ne se suicide pas, car l'espoir réside dans la prise de conscience de son malheur. Je ne peux en vouloir à mes étudiants, ils vivent dans un pays où on leur dit que le divertissement, c'est la culture. Ce «divertissement» dont Pascal a si pertinemment vu qu'il «empêchait de penser»... Mais c'est si vieux, Pascal, si poussiéreux... Ça ne plaît certainement pas à notre ministre des Loisirs, des Sports et de l'Éducation.
Imposer la lecture de Prochain épisode aux étudiants va contre l'esprit de notre temps. Mais j'y tiens. Je suis attaché à cet héritage décrié. J'aurais voulu leur dire, à eux qui ont besoin de réalité: cette semaine, Hubert Aquin viendra en classe nous rencontrer, nous parler, nous éclairer sur nous et sur le monde.
François Poisson, Professeur de littérature au cégep Marie-Victorin
Seconde mort d'Hubert Aquin
Par François Poisson
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