Une conception limitative de la langue

Cour suprême: le bilinguisme des juges


La francophonie canadienne est aujourd'hui confrontée une fois de plus à un autre défi. Au Québec, faut-il le rappeler, le français, langue publique commune, reste un acquis d'une fragilité indiscutable. Nos amis francophones des autres provinces connaissent quant à eux leur lot de difficultés: la minorisation, l'assimilation, la fragmentation, l'effritement des liens sociaux et la gestion d'une diversité ethnoculturelle croissante.
Inutile de rappeler ici les nombreux précédents historiques et légaux qui font du français l'une des deux langues officielles du pays. Vous m'éviterez également de rappeler que ces batailles furent pour la plupart menées au front par des francophones qui, de leur labeur admirable, ont su brillamment naviguer dans les méandres juridiques canadiens.
Or, je suis sans le mot devant la joute politique qui se déroule présentement au Sénat sur le projet de loi C-232 exigeant que les futurs juges nommés à la Cour suprême soient en mesure d'entendre des causes dans les deux langues officielles sans avoir recours à des services de traduction.
Si une majorité de sénateurs semble favorable au projet de loi, un scénario similaire à celui survenu aux Communes se profile. Adopté en troisième lecture à 140 contre 137, le projet de loi d'initiative parlementaire du député néo-démocrate Yvon Godin a failli ne pas surmonter le blocus conservateur, auquel s'était même rallié le ministre des langues officielles, James Moore (trouvez l'erreur). La quasi-totalité des sénateurs conservateurs, y compris les francophones, s'apprête maintenant à suivre avec la même obstination leurs collègues de la Chambre basse.
Après 40 ans d'existence de la Loi sur les langues officielles, il est consternant de se retrouver à nouveau dans l'adversité pour tenter de faire reconnaître un principe de justice fondamental: celui de pouvoir être entendu et jugé dans sa langue, avec toutes les nuances culturelles qu'elle apporte, par un magistrat du plus haut tribunal au pays.
Mes migraines ont repris de plus belle depuis que j'ai entendu sur les ondes de la bonne conscience ces notes discordantes du sénateur conservateur Patrick Brazeau: «Le projet de loi obligeant les juges à la Cour suprême d'être bilingues serait discriminatoire envers les unilingues francophones.»
Pour comble de malheur, les sénateurs conservateurs acadiens Gérard J. Comeau et Rose-May Poirier ont eux aussi fait savoir qu'ils se prononceront contre le projet de loi. C'est d'une telle tristesse, surtout si l'on considère que de nombreux obstacles subsistent dans l'accès à la justice en français dans les tribunaux civils hors Québec.
La vérité d'abord sur cette déclaration de l'honorable sénateur Brazeau.
L'histoire joue malheureusement contre lui puisque jamais un juge unilingue francophone n'a accédé au plus haut tribunal du pays. La raison est fort simple: politiquement, une telle nomination serait aussi difficile à justifier pour le gouvernement qu'une déclaration de guerre contre le Luxembourg. Juridiquement, ce serait un affront au principe du bilinguisme institutionnel (la version défendue becs et ongles par les anglophones, entendons-nous).
Je serais par ailleurs éminemment surpris que de la petite poignée d'avocats et de juges francophones des cours supérieures suffisamment compétents pour accéder au poste de magistrat, il y en ait un seul qui ne puisse lire le Globe and Mail.
La déclaration du sénateur Brazeau a aussi quelque chose de tendancieux, caractéristique du PC, qui consiste à réduire systématiquement la langue à un outil de communication. Or, parler une langue, on ne le répétera jamais assez, c'est aussi parler sa culture, ses moeurs, ses référents et son histoire. Parler une langue, c'est une nuance de plus à son jugement. Autant de subtilités qu'un interprète, aussi compétent soit-il, n'arrivera jamais à mettre en mots pour le juge unilingue anglophone ou unilingue francophone.
Or, c'est dire que de comprendre ce que dit et écrit plus du quart de la population canadienne est une compétence essentielle pour émettre un jugement à ce niveau.
Mme Poirier et MM. Brazeau et Comeau, votre position et celle de vos collègues au Parti conservateur nie une évidence au nom d'une conception extrêmement régressive et limitative de la langue. Elle est aussi à rebours d'un impératif de solidarité dont on s'attendrait de vous à titre de francophones, et aussi à titre de sénateurs qui ont pour mandat de défendre l'intérêt des minorités. Voilà une occasion de donner un élan historique à la francophonie canadienne que vous ne saisissez pas pour des motifs bêtement partisans. C'est d'une tristesse qui est bien loin de vous faire honneur.
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François-Olivier Dorais - Étudiant à la maîtrise en histoire à l'Université d'Ottawa

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