Un peuple de paresseux?

Chronique de Patrice Boileau

Texte publié dans Le Devoir du 25 octobre 2006.
À l'occasion du « premier anniversaire » de la parution du fameux « Manifeste des Lucides », un des illustres signataires du groupe, Lucien Bouchard, a remis cela lors d'une entrevue télévisée sur le réseau TVA.
L'homme persiste et signe : le peuple québécois ne travaille pas assez. Il consacre moins d'heures à son emploi que ses voisins américains et canadiens. Le « défi démographique » qu'entraîne le vieillissement de la population, jumelé au poids de la dette publique, fera en sorte que l'État québécois ne pourra plus maintenir la gratuité de certains services auxquels la population est habituée, si nous n'augmentons pas la cadence au boulot.
Lucien Bouchard accuse sa génération d'être responsable de l'ampleur de la créance étatique à rembourser. Il faut acquitter prestement les monstrueuses dépenses gouvernementales effectuées durant la Révolution tranquille. En travaillant davantage afin de créer plus de richesse, en augmentant drastiquement les tarifs d'Hydro-Québec, seule entreprise publique que l'État peut contrôler pour accumuler un pactole rapidement, le Québec pourra mieux faire face à l'avenir qui s'annonce plutôt gris, selon l'ancien premier ministre.
Tout de même cocasse qu'un Baby-boomer, après nous avoir affirmé que sa cohorte est coupable du bourbier financier qui afflige présentement l'État québécois, vienne nous dire maintenant qu'il faut réparer ce qu'elle a fait. Décidément, cette génération dictera l'ordre du jour aux autres groupes générationnels du Québec jusqu'à sa disparition!
Un Québec souverain - le seul chemin vers la lucidité...
Avouons que l'alarmisme de Lucien Bouchard, face à notre incapacité de régler nos difficultés financières collectives, surprend. L'homme sait, pour l'avoir vécu, que le Québec s'est vu couper « les vivres » de la part d'Ottawa à partir de 1995. Ainsi, il n'a pu profiter de la période de prospérité inouïe qui a suivi pour réduire sa dette. Depuis 1997, c'est l'État canadien qui a diminué la sienne, la faisant ainsi passer de 630 à 480 milliards de dollars. Durant près de dix ans, ce sont donc des milliards en intérêts qui ont été également épargnés à Ottawa. L'ancien chef péquiste aurait dû dénoncer cette injustice et dire que les Québécois auraient été également habiles, durant cette conjoncture économique favorable, de gérer leurs affaires de manière à alléger le poids de la dette publique, si on leur avait donné les moyens...
Ce fut donc le contraire qui est survenu. Lucien Bouchard, alors premier ministre du Québec, fut dans l'obligation de s'asseoir avec les syndicats de la fonction publique pour s'entendre sur des concessions salariales et l'abandon de certains avantages sociaux. De plus, des milliers d'employés de l'État furent « invités » à accepter une retraite hâtive, moyennant une « généreuse prime de départ. » Ces actions devaient permettre à l'État québécois d'alléger sa masse salariale et de baisser ses coûts de fonctionnement. « Faire plus avec moins, disait-on, à l'époque. »
Dix ans plus tard, il est difficile de savoir si ces mesures ont réellement touché la cible : beaucoup plus de travailleurs de l'État se sont prévalus des offres du gouvernement Bouchard, déstabilisant ainsi gravement le réseau de la santé. Nombre d'entre eux ont dû être réembauchés à la pige pour éviter le pire. Certes, il était difficile de savoir exactement combien de personnes accepteraient le programme de retraite anticipée. De plus, il fallait faire vite puisque amputé sauvagement de revenus par Ottawa, il en allait de la cote de crédit du Québec sur les marchés internationaux. Bref, une situation très désagréable que Lucien Bouchard a curieusement balayée sous le tapis dans son analyse.
Comment faire plus ?
La mondialisation de l'économie a fait perdre beaucoup d'emplois au Québec comme partout ailleurs en Amérique du Nord, sauf en Alberta avec son pétrole. On ne peut pas dire que les syndicats détiennent le gros bout du bâton ces dernières années. Le discours fréquemment entendu aujourd'hui en est un de concessions salariales, de réouverture de conventions collectives et de restructuration. Olymel, avec sa demande de baisse de salaire de 20%, Bombardier qui a exigé que le contrat de travail avec ses employés soit revu à la baisse et la récente crise forestière, qui se traduira en fermetures définitives de scieries, en sont quelques exemples. Difficile de créer plus de richesses dans un contexte pareil.
Ajoutez à ce sombre portrait du marché du travail les multiples hausses tarifaires qui ont frappé les Québécois et il devient encore plus facile de comprendre que le pouvoir d'achat a dramatiquement diminué depuis quelques années. Jamais l'épargne des ménages québécois n'a été aussi faible. Les dernières statistiques révèlent que celle-ci n'excèderait pas 1% du revenu net! Certaines études avancent même qu'elle serait à zéro! Forcément, le taux d'endettement s'avère en conséquence très élevé. Face à une situation financière aussi précaire, il serait surprenant que les Québécois répondent par une baisse du nombre d'heures travaillées! Trop souvent les gens vont jusqu'à l'épuisement professionnel pour joindre les deux bouts. Il est vrai que plusieurs ont peut-être trop consommé. Reste que le résultat demeure le même : la condition financière générale des Québécois ne leur permet assurément pas d'opter pour la semaine de quatre jours. C'est tout le contraire qui se produit : ils sont de moins en moins à s'offrir deux semaines de vacances annuellement. Avec si peu de temps consacré aux loisirs, le vœu de Lucien Bouchard de voir plus de Québécoises faire des enfants ne se réalisera pas de sitôt. Encore moins maintenant s'il les exhorte de travailler davantage...
Devant ces difficultés et face à une période de prospérité qui s'essouffle depuis environ trois ans, un phénomène grandissant s'observe au Québec. Il s'agit de la présence croissante sur le marché du travail des jeunes qui fréquentent les écoles secondaires. Ceux-ci consacrent de plus en plus d'heures à leur emploi en semaine. Certains s'absentent même de leurs cours à la demande du patron! Ce ne sont pas les parents qui vont dénoncer cette malheureuse réalité puisqu'ils y trouvent leur compte : l'enfant paie ses choses, permettant ainsi aux adultes d'être soulagés de certaines obligations financières. Le danger là-dedans est évidemment l'augmentation du nombre de jeunes qui abandonnent l'école sans détenir de diplôme, excités par l'appât du gain. Le risque de les retrouver éventuellement sur l'aide sociale est élevé. Ce qui exigera de l'État des ressources supplémentaires pour s'occuper d'eux. Rien n'y paraît à court terme. Sauf que sur une longue échéance, cela pourrait nous coûter cher collectivement.
Aller au-delà des voeux pieux
Difficile de conclure avec tout cela que les Québécois ne travaillent pas assez. Il est faux de les croire paresseux, comme le suppute Lucien Bouchard. Son reproche déçoit. Celui qui fut un bourreau de travail lorsqu'il était à la tête de l'État multiplie les signes d'un homme frustré par la manière dont sa carrière politique a pris fin. Comment penser autrement après l'avoir vu, pour une seconde fois, jeter un autre pavé dans la marre? Lorsque l'on désire débattre d'un sujet crucial sur la place publique, on accepte toutes les tribunes qui s'offrent pour expliquer le fond de sa pensée. Ou on se lance au besoin dans l'arène politique. Ce que n'a pas fait l'ancien dirigeant péquiste.
D'où l'impression que l'homme est amer et tient un propos revanchard. À l'entendre, lui seul sait combien d'heures il faut dédier au travail et surtout l'intensité qui doit y être déployée. Pourquoi ne pas avoir suggéré, comme solution, d'entreprendre une vaste offensive nationale contre le travail au noir et l'évasion fiscale (dont celle d'Ottawa)? Des activités criminelles qui privent l'État de milliards de dollars annuellement et qui pénalisent tous les Québécois! Voilà un homme qui s'y prend plutôt mal pour évacuer sa morosité. Quelqu'un de dépité par l'impasse politique et économique qui étouffe le Québec. Un homme en mal de souveraineté.
Patrice Boileau
_ Carignan, le 22 octobre 2006.



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