Un moment décisif

2005


Dans le sillage de l'entente fédérale-provinciale historique sur la santé de septembre 2004, on a beaucoup parlé du traitement particulier accordé au Québec. Certains croient que, si cet accord sert de modèle à de futures ententes fédérale-provinciales, il ne sera plus possible d'établir de normes ou de programmes véritablement " nationaux ". Pour ma part, je préfère une interprétation beaucoup plus optimiste: les provinces et les territoires ont conclu une entente qui leur permet de collaborer plus étroitement avec Ottawa dans leurs champs de compétence afin d'établir des normes qui constitueront la base du régime d'assurance-maladie canadien.
Pour le fédéralisme canadien, le désengagement du Québec (ou l'accord particulier qu'il a signé) ne constitue pas un problème, mais bien plutôt un avantage. Le communiqué du 15 septembre démontre la réussite du processus et du débat qui ont mené à l'accord; cette démarche novatrice adoptée par les premiers ministres s'inscrit, de plus, dans la vision qu'avait sir John A. Macdonald de la façon dont évoluerait le fédéralisme canadien. Par ailleurs- et cela est tout aussi important- , l'entente sur la santé réalise, sans débat constitutionnel, ce que Meech et Charlottetown n'ont pas réussi à faire, c'est-à-dire reconnaître la spécificité du Québec et, ainsi, faire en sorte qu'il s'intègre plus volontiers à la famille constitutionnelle canadienne.
En fait, historiquement, c'est le Québec qui a fait au Canada le cadeau du fédéralisme, puisqu'il lui était impossible d'accepter un État unitaire tel que le souhaitait sir John A. Macdonald. L'importance des pouvoirs accordés aux provinces canadiennes est sans précédent dans les pays développés qui ont choisi un système fédéral, et témoigne du caractère décentralisé de notre fédération.
Un rôle marquant
Mais le Québec a aussi marqué la société canadienne de plusieurs autres façons. Premièrement, il a contribué à donner au Canada son caractère pluraliste, sur le plan légal (le droit civil), linguistique (le bilinguisme) et institutionnel (la possibilité de refuser un amendement constitutionnel ou un programme fédéral-provincial).
Deuxièmement, le fait que le Québec, l'une des deux communautés linguistiques fondatrices, soit une province " pauvre ", a contribué dans une large mesure à insuffler à la fédération canadienne l'esprit de partage qui la caractérise, et qui se concrétise, pour les citoyens, par la couverture sociale dont ils jouissent, et, pour les provinces, par le système de péréquation.
Troisièmement, depuis 1867, les décisions et les actions des gouvernements québécois ont contribué à accentuer l'orientation décentralisatrice de la Loi constitutionnelle. Le meilleur exemple des efforts faits dans ce sens est sans contredit la création, au milieu des années 1950, du système québécois d'impôt sur le revenu.
Enfin, on peut aussi mentionner que le capitalisme " à la québécoise " possède un caractère plus " communautaire " que le capitalisme " individualiste " de type anglo-américain: pensons au Mouvement Desjardins, à la Caisse de dépôt et placement du Québec, au système bancaire universel de type européen ou à l'approche plus corporatiste de la société civile. Ces exemples, qui témoignent de l'influence du Québec sur l'économie politique canadienne, ne sont évidemment pas tous des caractéristiques exclusivement québécoises. Par exemple, les coopératives de producteurs et de consommateurs de l'Ouest canadien et la fierté que tirent les Canadiens des sociétés de la Couronne ont aussi contribué à la nature " communautaire " du capitalisme canadien.
Ces influences sont intéressantes non seulement parce qu'elles ont permis de nous distinguer des Américains, mais aussi parce qu'elles le font de différentes façons qu'apprécient en général les Canadiens, et qui constituent des aspects clés de notre identité en Amérique du Nord.
Depuis le budget fédéral de 1995, toutes les forces en jeu sur le plan des politiques fiscales, économiques et sociales ont engendré ce qu'on pourrait appeler le " provincialisme " pan-canadien, qui marque une période novatrice et passionnante de l'histoire de notre fédération. (Le mot " provincialisme " ne doit pas ici être pris dans son sens premier, mais comme un pendant de " fédéralisme ".)
Au fur et à mesure que les provinces ont réalisé que leurs politiques comportaient plusieurs similitudes et que leurs coûts s'accroissaient, elles ont également compris qu'Ottawa avait la volonté politique et la capacité financière d'envahir leurs champs de compétence si elles ne se chargeaient pas elles-mêmes d'adopter des approches plus uniformes. Pour défendre leurs intérêts et harmoniser leurs politiques, elles ont alors choisi de renforcer les Conférences annuelles des premiers ministres.
Deux autres initiatives reliées à ce " provincialisme " pan-canadien méritent d'être soulignées. La première est la déclaration de Calgary (1998). Même s'il ne fait qu'une page, ce document marquant montre à quel point les provinces (mis à part le Québec) craignaient de s'éloigner de la conception " symétrique " du fédéralisme liée à la Charte des droits et libertés. Il est révélateur que cette déclaration ait été signée à Calgary, château fort de ce " fédéralisme symétrique ", et berceau des défenseurs d'un Sénat élu. Deux éléments de la Déclaration sont particulièrement significatifs.
Dans notre régime fédéral, l'égalité et le respect de la diversité sont le fondement de l'unité. Le caractère unique de la société québécoise (sa majorité francophone, sa culture, sa tradition de droit civil) est fondamental pour bien-être du Canada. Par conséquent, l'Assemblée nationale et le gouvernement du Québec doivent protéger et favoriser l'épanouissement de ce caractère particulier au sein du Canada.
Si un futur amendement constitutionnel confère des pouvoirs à une province, ces pouvoirs doivent aussi être accessibles aux autres provinces.
Ces dispositions reconnaissent la spécificité du Québec, et elles cautionnent aussi les futures ententes Ottawa-Québec, puisque celles-ci pourront également s'appliquer aux autres provinces. C'est une reconnaissance de facto,- et, à un moindre degré, de jure- de l'asymétrie. Comme la déclaration de Calgary concernait le Québec, seules les neuf autres provinces l'ont signée. Et, pour lui donner encore plus de portée, elle a été adoptée par les assemblées législatives de toutes les provinces signataires.
Enfin, la pierre angulaire du " provincialisme pan-canadien " est le récent appui unanime des provinces à la proposition de Jean Charest de créer un Conseil de la fédération. Cette décision est en fait l'aboutissement du processus de renforcement des Conférences annuelles des premiers ministres.
Moment décisif pour le gouvernement minoritaire de Paul Martin, la Conférence des premiers ministres sur la santé a aussi- et surtout- été l'occasion de confronter différentes visions du Canada, marquant ainsi un point tournant dans l'évolution de notre fédéralisme. Les premiers ministres ont su tirer avantage de cette occasion exceptionnelle pour créer un précédent qui amènera Ottawa à coopérer avec les provinces dans l'établissement de normes canadiennes sur le plan social.
En répondant favorablement aux demandes du Québec, l'entente sur la santé du 15 septembre 2004 a donc constitué un moment décisif pour l'unité de la fédération canadienne.
Thomas J. Courchene
Associé principal de l'Institut de recherche en politiques publiques l'auteur est titulaire de la Chaire Jarislowsky- Deutsch de politique économique et financière de Queen's University. L'étude que résume cet article a été publiée (en anglais) dans le numéro de novembre d'Options politiques (www.irpp.org).

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Thomas J. Courchene is a professor of economics at Queen's University and senior scholar at the Institute for Research on Public Policy.





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