Le Devoir de philo

Tocqueville, inquiet de notre obsession maladive pour la santé

Nous ne sommes jamais satisfaits des progrès de notre système parce que l'insatisfaction est au coeur de l'être démocratique

Commission Castonguay

La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir leur a lancé le défi, non seulement à eux mais aussi à d'autres auteurs, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand philosophe. Ce texte est le dernier de la saison. Rendez-vous à la rentrée.

La santé? «La priorité des Québécois», a répété ad nauseam le premier ministre Jean Charest lors de la dernière campagne électorale, un constat que lui dictaient les sondages. Aussi, les trois grands partis en ont fait un des points cardinaux de leur plateforme électorale ce printemps.
Pas un jour ne passe sans qu'on parle du système de santé. Ce mois-ci, un énième comité a été créé par la ministre des Finances, Monique Jérôme-Forget, autour du «fondateur» du système québécois Claude Castonguay. Quotidiennement, on se plaint des ratés du système: les urgences débordent, il y a des éclosions de C. difficile, médecins et infirmières ne sont pas assez nombreux, etc. Quelques bonnes nouvelles se glissent parfois mais semblent toujours insatisfaisantes: quelques millions supplémentaires ici et là, des listes d'attente légèrement réduites, de nouveaux traitements et médicaments...
Nous semblons obsédés par la santé. Normal, nous répondra-t-on, c'est une valeur universelle que tous les humains partagent nécessairement. Et notre société vieillit rapidement. N'est-il pas absurde, donc, de vouloir questionner, comme nous le souhaitons, un thème en apparence si peu questionnable? Pas si l'on adopte la perspective d'Alexis de Tocqueville.
Tocqueville (1805-1859) pense et écrit à un moment particulier de l'histoire, soit à la naissance des démocraties modernes. Or l'Europe de son époque ne lui donne pas une image claire des sociétés démocratiques en gestation puisqu'elle est encore aux prises avec une révolution qui cherche à annihiler l'ancien ordre social. C'est pour cette raison que Tocqueville choisira d'explorer les États-Unis, le seul pays, à l'époque, où il pouvait en observer une grande et prospère. Cette expérience lui permettra d'entrevoir ce que seront les hommes et les démocraties du futur. Ses prévisions s'avéreront souvent d'une grande justesse. Nous sommes d'ailleurs encore surpris aujourd'hui qu'un homme qui a vécu il y a 150 ans nous décrive si bien.
Égalité et bien-être
Que penserait-il de notre passion obsédante pour la santé? Pour Tocqueville, l'histoire humaine se divise en deux grandes parties. La première, la plus longue, est celle des sociétés aristocratiques, c'est-à-dire qui se fondent sur l'inégalité. À ses yeux, le grand fait du monde moderne, ce qui le distingue du passé, n'est pas tant la naissance d'une science particulière ou d'un nouveau système économique mais bien l'apparition de l'égalité comme principe fondamental de l'ordre social.
L'aristocratie et la démocratie sont donc pour lui les deux états sociaux fondamentaux de l'histoire humaine. Deux humanités à part, ayant leurs vices et leurs vertus propres. L'état social-démocratique transforme tout ce qu'il ne crée pas. C'est pourquoi nous sommes capables de nous interroger sur les meilleurs moyens de diminuer les listes d'attente dans les hôpitaux mais que nous sommes incapables de remettre en question la valeur absolue de la santé. La démocratie transforme notre être et notre pensée à un point tel qu'il nous est difficile de les critiquer ou de les mettre en perspective. Même que la notion de santé en vient à coloniser notre perspective sur le monde. On parle d'une société «en santé» ou «malade». D'un programme «sain» ou «contaminé».
La première chose que nous dirait Tocqueville à propos de notre passion pour la santé est que, contrairement à ce qu'on pense communément, cette passion n'est nullement universelle à l'homme mais qu'elle est plutôt typiquement «démocratique».
Bien qu'il ne parle pas directement de la passion pour la santé dans son oeuvre, il se penche souvent sur la passion de l'homme démocratique pour ce qu'il nomme le «bien-être», qui englobe la première. Les sociétés aristocratiques limitaient nécessairement cette passion. Le noble y possédait la richesse dès sa naissance, il la voyait comme un attribut naturel à son être, comme le pouvoir politique. Le roturier, lui, désespérait complètement d'atteindre ce qu'il estimait du reste inaccessible. Dans les deux cas, la structure sociale aristocratique poussait l'âme des hommes à se tourner vers d'autres biens.
L'égalité détruit en grande partie les classes sociales telles qu'elles se présentent dans les sociétés aristocratiques. Les hommes peuvent espérer améliorer leur condition mais risquent aussi à tout moment de déchoir de celle qu'ils occupent. Le désir d'améliorer son sort devient universel. La passion du bien-être englobe dès lors l'ensemble de l'être démocratique. «Le soin de satisfaire les moindres besoins du corps et de pourvoir aux petites commodités de la vie y préoccupe universellement les esprits», soutient Tocqueville. Cette passion est donc un trait caractéristique des sociétés démocratiques, voire le trait qui les distingue des autres sociétés: «Le goût du bien-être forme comme le trait saillant et indélébile des âges démocratiques.»
Notre fascination pour les soins de santé participe de notre passion plus générale pour le bien-être. En effet, la santé est quelque chose de purement corporel, qui vise à ne pas souffrir et à pouvoir jouir le plus longtemps possible de la vie. Tocqueville nous expliquerait donc que la passion des Québécois pour la santé est une passion naturelle des hommes modernes.
Trop de santé nuit à la santé
Tocqueville ne se borne pas à décrire avec brio les multiples conséquences de la révolution démocratique sur l'homme et sur la société. Il prend position et juge certains penchants des hommes à venir. Il nous mettrait ainsi en garde des dangers qui découlent d'une trop grande passion pour les soins de santé.
La pensée de l'individu démocratique se tourne constamment vers l'utile, le matériel et le bien-être. La réalité tangible grandit par conséquent et prétend constituer la seule réalité. Or, à ne plus se préoccuper que de son corps ou des objets qu'il désire, il est à craindre que l'homme ne s'enferme dans un matérialisme honnête. «Ce que je reproche à l'égalité, ce n'est pas d'entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues; c'est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissances permises», avertit-il. L'homme deviendrait ainsi incapable d'accéder à la grandeur et aux biens plus spirituels qui ont fait la gloire des siècles passés. En somme, la démocratie qui n'aurait aucune limite finirait par dégrader l'homme.
Tocqueville nous ferait ensuite remarquer que toutes les passions matérielles n'ont en elles-mêmes aucune limite: notre existence pourra toujours être rendue plus commode et un désir assouvi sera éternellement remplacé par un autre. Il s'agit d'une poursuite d'un but inaccessible. Nous ne sommes jamais satisfaits des progrès de notre système de santé et nous ne pourrons jamais l'être, car la science qui le sous-tend est dans sa nature illimitée. On ne peut imaginer la fin des recherches pour améliorer les soins, pour trouver de nouveaux médicaments ou pour développer des appareils plus performants. Nos désirs auraient-ils surpassé nos besoins en santé? Ne serions-nous pas embarqués dans une course que nous ne pourrons jamais arrêter ou gagner?
Par ailleurs, derrière notre grande préoccupation pour la santé se cache la croyance -- inconsciente, peut-être -- que celle-ci est la véritable clé de notre bonheur. Certes, la santé est essentielle au bonheur. On aurait toutefois tort de croire que ce dernier découle nécessairement de la santé et que celle-ci en est la seule et unique condition. Quand la santé va, tout ne va pas nécessairement.
Tocqueville remarque que certains paysans de l'Europe, à son époque, qui vivaient encore comme au Moyen Âge, se montraient souvent plus heureux que les États-Uniens qui possédaient beaucoup plus de biens. Les premiers étaient satisfaits de ce qu'ils avaient alors que les seconds pensaient sans cesse à ce qu'ils ne possédaient pas. En d'autres mots, il n'est pas évident que nous soyons plus heureux que nos ancêtres, malgré des traitements nouveaux et efficaces, malgré une espérance de vie plus grande.
Il semble évident que le bonheur dont nos aïeux jouissaient ne pouvait reposer que sur la santé. On peut même affirmer que nos arrière-grands-parents n'étaient pas autant préoccupés par le système de santé malgré que le leur n'avait rien à voir avec le nôtre. Ce serait par conséquent une grande erreur que de trop miser sur ce système pour nous rendre heureux. Le bonheur de l'homme est beaucoup plus complexe et vaste que ce que procurent les biens matériels. Sinon, comment peut-on expliquer la croissance de la détresse psychologique dans l'actuelle période de croissance économique?
Considérons cet autre paradoxe: nous, au Québec, avons sans doute un des meilleurs systèmes de santé, non seulement de l'histoire, mais du monde, tant en ce qui a trait à l'accès aux soins qu'à la qualité des techniques. Pourquoi, dans ce cas, ces plaintes continuelles sur ce dernier? Cela ne démontre-t-il pas que nous avons une passion maladive pour la santé?
Relativiser notre priorité
Notre but, ici, n'est pas d'inviter à renoncer totalement à notre intérêt pour la santé. Tocqueville trouverait un tel objectif suicidaire, ne serait-ce que parce que la passion du bien-être est indissociable des démocraties modernes. Tout le monde est un jour ou l'autre touché par la maladie, la sienne ou celle de ses proches, et comprend la valeur de la santé. Il reste qu'il n'est pas sage, en tant qu'individu et en tant que société, de nous abandonner complètement à elle.
Placer la santé en priorité va de soi pour nous. C'est pourquoi il est important de s'attarder à ce phénomène et de relativiser cette priorité. Pour Tocqueville, ce type de réflexion sur ce qui va de soi était essentiel et enrichissait l'action. Il a lui-même respecté ce principe: après la publication de De la démocratie en Amérique, il s'engagera dans une carrière politique de 12 ans où il fut ministre. Comprendre la démocratie a sûrement été son premier but, mais il n'avait de sens que dans le désir de pouvoir agir sur elle. Il craignait qu'une action déconnectée de la pensée mène à la barbarie. «Parce que la civilisation romaine est morte à la suite de l'invasion des barbares, nous sommes peut-être trop enclins à croire que la civilisation ne saurait autrement mourir.»
Nous sommes aujourd'hui enclins à croire que nos démocraties ont à se défendre contre des périls qui leur sont extérieurs -- dont le plus souvent cité est le terrorisme. Un des grands apports de Tocqueville à la philosophie politique moderne -- peut-être le plus grand -- est d'avoir posé un diagnostic tout contraire. Les invasions barbares, pour reprendre le titre du chef-d'oeuvre de Denys Arcand, ne viendront pas d'un ennemi externe à nos démocraties mais naîtront bien plutôt du sein même de nos sociétés. Par conséquent, notre grand défi en tant que citoyens démocratiques est de ne pas nous laisser enfermer dans les pièges où l'égalité nous pousse naturellement. Et notre passion pour la santé -- voire notre obsession -- entre sans doute dans cette catégorie, nous dirait Tocqueville.
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Olivier Michaud, L'auteur vient de terminer une maîtrise sur Tocqueville à l'Université Laval.
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Vos suggestions et commentaires sont les bienvenus en prévision de la reprise du Devoir de philo à l'automne: Antoine Robitaille, arobitaille@ledevoir.com.

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Olivier Michaud1 article

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L’auteur vient de terminer une maîtrise sur Tocqueville à l’Université Laval





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