Parce que Léandre Bergeron dit dans Né en exil qu'il est d'accord avec l'allégement de l'État que propose l'Action démocratique du Québec, Michel Lapierre (Le Devoir du 22 décembre dernier) en conclut aussitôt que «Bergeron rêve à l'ADQ». Parce que j'ai voté pour l'ADQ en mars 2007, [Jean-François Nadeau ne cesse pas depuis ce temps de dire que je cire les souliers de Mario Dumont->5297].
La chose me ferait plutôt rire si les propos de Lapierre et de Nadeau ne découvraient pas ce sein que l'on ne saurait voir, c'est-à-dire ce mépris que l'intellectuel dit de gauche affiche pour tout ce qui, du moins le croit-il, ne lui ressemble pas.
Si j'ai souhaité en mars dernier que l'ADQ devienne l'opposition officielle, c'est pour deux raisons: par désespoir envers le Parti québécois qui, par simple souci électoraliste, avait mis au placard l'idée même de l'indépendance. Pourquoi aurais-je voté pour un parti qui n'était même plus l'ombre de lui-même? Une bonne fessée électorale, n'était-ce pas ce qui pouvait lui arriver de mieux? Quant à l'ADQ, ne représentait-elle pas un fort courant de la culture québécoise, de droite bien sûr, mais il me semble que, dans la démocratie représentative qui est la nôtre, il est préférable de respecter ce droit plutôt que de le laisser couver de façon souterraine comme ça a été le cas après chacune des élections auxquelles l'ADQ avait participé jusqu'alors.
Les intellectuels de gauche et, au tout premier chef, les journalistes, n'ont pas cessé durant la campagne électorale de mars dernier de claironner que les adéquistes étaient des gens de rien, des ignares et des illettrés. C'était peut-être le cas, mais c'était oublier que ces gens de rien, ces ignares et ces illettrés avaient par deux fois dit oui à des référendums sur la souveraineté; et c'était oublier aussi que sans ces gens de rien, ces ignares et ces illettrés, le Parti québécois n'aurait jamais exercé le pouvoir. C'était oublier surtout que le seul projet collectif qui intéressait et intéresse toujours les Québécois, donc aussi les gens de rien, les ignares et les illettrés, est la souveraineté.
Après les élections, on aurait pu s'attendre à ce que disparaisse ce mépris par-devers ces gens de rien, ces ignares et ces illettrés élus députés par le tiers de la population. Ce ne fut pas le cas, ni à l'Assemblée nationale ni chez les intellectuels de gauche. Le gouvernement libéral et le Parti québécois jouèrent de connivence pour essayer de prouver hors de tout doute raisonnable que les députés adéquistes étaient des épais et qu'ils devraient retourner à la petite école, encore chanceux seraient-ils d'y être acceptés. Dans ce jeu-là, ce sont les femmes qui furent les plus incendiaires. Même la toute gentillette Marguerite Blais y alla de quelques vociférations fort viriles. Cette attitude du gouvernement libéral et du Parti québécois me rappelle qu'avant les Rébellions de 1837-1838, la petite bourgeoisie qui contrôlait le Parlement aurait voulu qu'on y votât une loi pour empêcher un forgeron devenu député d'y siéger, car cet homme de rien, cet ignare et cet illettré ne pouvait que faire honte à une aussi respectable assemblée peuplée de gens de biens, de savants et de lettrés.
Je ne prétends pas que tous les députés adéquistes sont à leur place au Parlement, mais il en va de même avec les députés péquistes et libéraux. Le fait n'a pas grand-chose à voir avec l'ADQ elle-même, mais avec l'attraction que le pouvoir possible exerce sur ceux qui rêvent d'être politiciens. Si, en mars 2007, de grosses pointures ne sont pas allées vers l'ADQ, c'est que, six mois avant le déclenchement des élections, personne ne pouvait prévoir que ce qui grondait souterrainement allait trouver enfin à s'exprimer par le parti de Mario Dumont.
Les intellectuels de gauche et les médias ont manifesté vite leur désapprobation quand l'ADQ a suggéré qu'il fallait réformer la bureaucratie, le système de santé, le système carcéral, le système du bien-être social, la politique de l'immigration et l'abolition des commissions scolaires dans le but de rendre plus humaine l'éducation. Je signale, pour l'exemple, que ni le gouvernement libéral, ni le Parti québécois, ni les intellectuels de gauche et les médias n'ont paru étonné de la réponse des dirigeants des Commissions scolaires qui n'ont pas parlé de ce qui pourrait peut-être changer dans le système, ramenant toute la chose au seul fait qu'ils étaient de bons gestionnaires et que cela devrait suffire à justifier leur nécessité.
L'ADQ elle-même n'a peut-être pas de réponses valables à donner sur tous ces sujets-là, mais cela veut-il dire pour autant que l'on ne doive pas les remettre en question? Si notre société est en mutation, donc en état de changement, quel mal y a-t-il à mettre en question notre conformisme et les normes qui y sont attachées et attachantes? Serait-ce que la bourgeoisie politique et sociale qui se partage les profits de ce conformisme ne voit pas l'intérêt de changer en profondeur le type de société dans lequel on vit, qui donne presque toute la richesse à quelques-uns et accule tous les autres à l'appauvrissement?
Un an après les élections, je trouve encore que c'est une bonne chose que l'ADQ soit devenue l'opposition officielle. Pour la première fois depuis des lustres, la dernière session parlementaire ne s'est pas terminée par des lois-décrets, ces symboles parfaits de ce qu'est la démocratie quand elle devient la caricature d'elle-même. Et sans l'ADQ, le Parti québécois aurait-il recentré aussi rapidement son discours, bien qu'il l'ait fait de façon paradoxale en jetant par-dessus bord l'idée d'indépendance tout en promouvant les valeurs d'un nous identitaire qui ne peut pourtant se pratiquer que si on est véritablement souverain? Et le gouvernement libéral lui-même parlerait-il autant du nationalisme et du maître chez soi s'il n'était pas minoritaire?
En mars 2007, je souhaitais que le résultat des élections soit tel qu'il nous oblige tous à un grand brassage d'idées, ce dont on manquait désastreusement depuis au moins quinze ans. L'ADQ n'aurait servi qu'à être le déclencheur de ce grand brassage-là d'idées que, pour ma part, je trouve la chose loin d'être déconfortante, surtout quand je vois le premier ministre du Québec et Pauline Marois participer à une publicité télévisée sur les ondes de Radio-Canada, publicité destinée à nous faire regarder un show de variétés animé par Marc Labrèche! Les médias, curieusement, n'ont pas parlé de ce qui me paraît pourtant le comble de la perversité politicienne. Mais aurait-ce été le cas si, en lieu et place de Charest et de Marois, on y avait retrouvé Mario Dumont?
Pour terminer, je voudrais citer deux philosophes dont les propos me semblent plus que jamais mériter réflexion de notre part.
Dans l'un de ses cours au Collège de France, Jules Michelet a dit: «On ne peut gouverner sans savoir et sans prévoir. On ne peut savoir et prévoir que ce qu'on fait soi-même. On, c'est-à-dire le peuple, ne peut gouverner qu'autant qu'il s'est élevé. Élevé comment? Comme homme et comme citoyen, comme ouvrier, comme science et comme action, afin qu'il puisse agir et dans la patrie et dans le monde, émigrer, aimer librement, préférer la patrie. Il faut que les portes de la Cité restent ouvertes et que, d'une classe à l'autre, le passage ne soit pas infranchissable, mais qu'il ait, de l'une à l'autre classe, circulation d'hommes et d'idées. Ne dites pas seulement: "La France est divisée". Dites aussi: "Je suis divisé et dispersé en moi; je laisse aller aux quatre vents du monde mes puissances et mon unité; je ne me reste pas, je ne garde nulle force attractive qui me rattache aux autres."»
Quant à lui, Michel Foucault a écrit dans L'Usage des plaisirs:
«Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir. La seule espèce de curiosité qui vaille la peine d'être pratiquée avec un peu d'obstination est non pas celle qui cherche à s'assimiler ce qu'il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même.»
- source
Se déprendre de soi-même
Climat politique au Québec
Victor-Lévy Beaulieu84 articles
Victor-Lévy Beaulieu participe de la démesure des personnages qui habitent son œuvre. Autant de livres que d'années vécues, souligne-t-il à la blague, comme pour atténuer l'espèce de vertige que l'on peut éprouver devant une œuvre aussi imposante et singul...
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Victor-Lévy Beaulieu participe de la démesure des personnages qui habitent son œuvre. Autant de livres que d'années vécues, souligne-t-il à la blague, comme pour atténuer l'espèce de vertige que l'on peut éprouver devant une œuvre aussi imposante et singulière. Une bonne trentaine de romans, une douzaine d'essais et autant de pièces de théâtre ; des adaptations pour la télévision
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