Relire Parizeau avant le G7

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Il faut un Québec souverain pour faire face aux défis du libre-échange

Nous pouvions souligner, vendredi dernier, le troisième anniversaire du décès de Jacques Parizeau. Son héritage intellectuel est vaste.


On aura retenu de lui qu’il était l’un des pères du libre-échange au Québec. Avec raison, car il est vrai que Jacques Parizeau a ardemment milité pour que le Québec fasse le pari de l’intégration au marché nord-américain. Après un référendum perdu, pour les souverainistes, sur les peurs économiques, il fallait sortir le Québec de sa dépendance au seul marché canadien.


On oublie cependant un peu vite que Jacques Parizeau est aussi celui qui a sonné l’alarme, en 2001, contre la nouvelle génération d’accords qui érigeaient le pouvoir des grandes entreprises sans foi ni loi contre celui des États. Le libre-échange défendu dans les années 1980 et 1990 par Jacques Parizeau n’était pas celui d’aujourd’hui. Aujourd’hui, les traités imposent une politique permanente aux États signataires et portent sur une foule de sujets, alors que la libre circulation des marchandises est déjà garantie et accomplie depuis belle lurette, ce qui faisait dire à Joseph Stiglitz que les nouveaux accords portent sur bien des choses, mais pas vraiment sur le libre-échange. J’en parlais récemment dans mon livre Despotisme sans frontières. J'en profite aussi pour annoncer que je publierai un texte par jour, sur ce blogue, jusqu'à la fin du G7.


Je reproduis ici un texte de Jacques Parizeau, peu après le Sommet des Amériques de 2001. À la veille du G7, où les chefs d’État des pays les plus puissants du monde se réuniront à La Malbaie, on relira avec beaucoup d’intérêt cette percutante mise en garde contre la dictature institutionnalisée des puissances privées sous couvert de « protection des investisseurs ». Une fois de plus, « Monsieur » faisait preuve d'une remarquable clairvoyance. Bonne lecture !


Le libre-échange, les droits des multinationales et le dilemme de l’État


Par Jacques Parizeau


Le Devoir, 5 mai 2001.


Il est regrettable que le Sommet des peuples d'Amérique se soit terminé par une sorte de condamnation générale du libre-échange. Plusieurs des participants avaient montré de la clairvoyance dans l'étude qu'ils avaient conduite des diverses facettes de la Zone de libre-échange des Amériques. Et, finalement, toutes les distinctions et les nuances se sont estompées au profit d'une condamnation dogmatique. On ne condamne pas les marées. On construit des digues, des jetées, on se protège, en somme. On n'excommunie pas la mer.


Le libre-échange international s'étend dans le monde comme le libre-échange intranational s'est établi à l'intérieur de chaque pays, il y a bien longtemps.


Le rôle du GATT


Le mouvement commence en 1947, avec la création du GATT. La dépression des années 30 et la Deuxième Guerre mondiale ont laissé des barrières au commerce très élevées; les représailles commerciales ont saccagé les mouvements commerciaux. L'objectif du GATT est simple: abaisser graduellement les tarifs et supprimer petit à petit les quotas d'importation. L'instrument privilégié pour atteindre ces fins est, lui aussi, simple: la réduction de barrières commerciales consentie par un pays membre à un autre pays membre est automatiquement accordée à tous les autres membres. C'est la clause de la nation la plus favorisée. Comme personne ne consent une réduction sur un produit sans obtenir, en contrepartie, une réduction sur un autre produit, les négociations du GATT deviennent une sorte d'immense foire où tous les pays membres échangent avec tous les pays membres une foule de réductions qui sont automatiquement étendues à tous.


L'instrument est puissant. Au début, il n'y avait que deux douzaines de membres. Ils sont aujourd'hui 140. Tous veulent en être. Même, et surtout, la Chine.


Les barrières sont graduellement réduites. Le GATT s'accommode évidemment de ce que certains de ses membres plus pressés que les autres organisent des zones de libre-échange ou des unions douanières.


Et c'est ainsi que vont apparaître le marché commun européen, la zone européenne de libre-échange, l'entente de libre-échange canado-américaine, l'ALENA, le Mercosur, la ZLEA (enfin, le projet...). Ce sont les plus connus, mais il y en a d'autres.


Les négociations sont maintenant plus sophistiquées que les échanges bilatéraux d'autrefois. Et les champs d'application sont plus nombreux. Alors que les premières négociations portent normalement sur les produits, on a commencé à libéraliser les services (financiers, de transport, informatiques, commerciaux, etc.). Mais on ne fournit pas un service d'assurance, de financement de la consommation ou de consultation en informatique comme on déplace un baril de pétrole. Il faut habituellement une implantation locale. L'entreprise qui va chercher à s'implanter dans un pays qui n'est pas le sien va vouloir être traitée comme une entreprise locale. Apparaît ainsi la clause du traitement national.


L'objectif des multinationales


Pourquoi, cependant, limiter l'application de cette clause aux services? Elle devrait, dit-on, s'appliquer à tous les investissements étrangers. Pourquoi un pays accepterait-il de laisser entrer en franchise de l'acier étranger et n'accepterait-il pas d'offrir le traitement national à l'étranger qui veut construire une aciérie?


Si un conflit apparaît entre un investisseur étranger et un gouvernement, comment va-t-il être réglé? Pendant longtemps, les conflits commerciaux n'étaient reconnus qu'entre gouvernements, et des formes d'arbitrage étaient établies qui prévoyaient le type de représailles auquel un pays pouvait recourir à l'égard du ou des délinquants.


Comment régler aujourd'hui un conflit entre une société visée et un gouvernement? Les conflits sont d'autant plus probables que les objectifs du secteur privé sont de plus en plus exigeants. En 1995, le président de la société helvético-suédoise ABB (solidement implantée au Québec, soit dit en passant) a résumé de façon lapidaire l'objectif des sociétés multinationales et transnationales:


« Je définirais la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d'investir où il veut, le temps qu'il veut, pour produire ce qu'il veut, en s'approvisionnant et en vendant où il veut et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales. »


La Chambre de commerce internationale embrasse ce credo avec enthousiasme et les pressions deviennent de plus en plus pressantes pour que, dans les conflits qu'un tel credo ne manquerait pas de susciter, une entreprise puisse poursuivre un gouvernement devant un tribunal international et en obtenir des compensations financières pour les profits perdus à cause des politiques suivies par ce gouvernement. Vaste programme!


Le traité canado-américain


À la fin des années 80, le Congrès américain devient très protectionniste. Les projets de loi se multiplient pour limiter l'importation de tel ou tel produit. La liste finit par atteindre plus de 200 propositions. Comme principal fournisseur des États-Unis, le Canada est directement visé. Qu'une partie seulement de ces projets soit adoptée et il sera exposé à une sérieuse récession. La Maison-Blanche, consciente du danger, gagne le Congrès de vitesse en proposant au Canada une zone de libre-échange. M. Mulroney accepte. L'Ontario, qui a tant profité de l'installation de succursales de sociétés américaines, à l'abri du tarif canadien, est contre. Au Québec, le premier ministre Robert Bourassa serait plutôt pour mais hésite. L'opposition officielle, le Parti québécois, serait plutôt contre mais hésite. Une entente entre les deux partis va faire en sorte que l'appui non partisan du Québec à M. Mulroney lui donnera la force politique de conclure. Sous l'influence des syndicats ontariens, les syndicats québécois seront contre, mais le plus important syndicat dans le secteur privé, les Métallos, refuse, au nom de l'intérêt de ses membres, de s'aligner sur les craintes ontariennes. La partie est gagnée.


Et pourtant, l'intérêt du Québec était clair. Ce qui crée des emplois ici, ce sont moins les succursales de sociétés américaines que les PME indigènes. Pour elles, la levée des tarifs américains était un don du ciel. Leurs exportations vers le Sud allaient exploser. Plus jamais le Canada anglais ne pourrait faire chanter les souverainistes comme il l'avait fait depuis tant d'années: si vous partez, nous n'achèterons plus vos produits. Le Canada cessait d'être le plus grand marché du Québec; les États-Unis le devenaient. Sortir un Québec souverain de la zone de libre-échange nouvellement créée? Difficile, très difficile, alors que, après l'extension au Mexique, les États-Unis visaient une ZLEA.


Un grand nombre d'exemptions générales sont incorporées au traité, aussi bien pour ce qui a trait au commerce qu'aux investissements: les produits et industries culturelles, les services de transport, les services de télécommunications, les services maritimes, les produits financiers (sauf l'assurance) et les marchés publics.


En somme, le traité de libre-échange canado-américain assure une libéralisation importante des échanges mais ne jette pas le bébé avec l'eau du bain. Les gouvernements gardent la possibilité d'exercer une action structurante et la culture est clairement reconnue comme une exception générale.


L'ALENA


Le glissement va commencer avec l'ALENA. L'accord canado-américain était entré en vigueur en 1989. L'ALENA le sera en 1994. Les investisseurs américains se méfient du comportement des gouvernements de l'Amérique latine. Ils veulent des protections "blindées". Le néolibéralisme fait rage. Les gouvernements de type soviétique se sont effondrés. La grande quête de l'investissement étranger est partout. Les gouvernements vont céder. Les investisseurs auront leur arbitrage international obligatoire pour les gouvernements.


Il n'est pas évident que le gouvernement canadien ait vu toute la portée de ce qu'il signait. Il est vrai que le gouvernement mexicain suscitait bien des méfiances. Et la clause d'arbitrage semblait si logique pour encourager l'investissement étranger en Amérique latine. Quand la société américaine Ethyl va poursuivre le Canada à partir des dispositions de l'ALENA, le réveil va être brutal.


Pour le reste, cependant, et en particulier pour les exceptions générales, les clauses de l'entente canado-américaine ont été, dans l'ensemble, maintenues. L'exemption culturelle est demeurée, mais comme clause de l'accord américain plutôt que comme clause de l'ALENA. Ce n'est pas indifférent pour la suite des choses.


L'AMI


La suite est, pour notre propos, une sorte de détour hors des Amériques. C'est le projet de traité de l'AMI (accord multilatéral sur l'investissement). C'est une initiative de l'OCDE qui ne regroupe, on le sait, que des pays industrialisés, modernes, dont le Canada et les États-Unis.


Les membres de l'OCDE vont nommer des négociateurs qui, sans que les Parlements ne soient vraiment informés, vont élaborer une charte de l'investissement qui se rapproche le plus de ce que désirait le président d'ABB.


Les exemples sont trop nombreux pour être tous cités ici, mais en voici quelques-uns :


Un gouvernement devra respecter une longue liste d'interdictions de conditions de performance ou de résultats. La liste de l'ALENA s'allonge. Il sera même interdit d'imposer à l'investisseur étranger de recruter localement une partie déterminée de sa main-d'œuvre.


On exprime le vœu que les entreprises étrangères ne demandent pas aux pays membres d'abaisser leurs normes environnementales avant d'investir mais on impose aux gouvernements de payer une compensation aux entreprises pour les pertes de profit qui découleraient d'une hausse des normes environnementales.


L'exception culturelle disparaît. Tout pays qui veut inscrire des exceptions spécifiques le fait en annexe, et elles sont négociables.


Toutes ces dispositions sont sujettes à l'arbitrage obligatoire au gré des entreprises.


Le texte du projet d'accord est rendu public sur Internet par une association américaine de consommateurs. Des manifestations ont lieu un peu partout (dont celle de SalAMI à Montréal). Dans tous les milieux, on commence à se rendre compte que les gouvernements sont sur le point de renoncer à certaines de leurs responsabilités essentielles. Le libre-échange déborde sur une démission de l'État.


Les dernières négociations de l'AMI doivent débuter à Paris, le 20 octobre 1998. Le 13 octobre, Lionel Jospin déclare que s'il est normal pour un pays de transférer des éléments de sa souveraineté à un organisme international, il ne doit pas transférer d'éléments de sa souveraineté à des intérêts privés. Et il demande à la délégation française de se retirer des négociations. Cela suffit pour que le projet s'écroule.



Le Québec l'a échappé belle. Le gouvernement fédéral l'a très mal informé de ce qui se passait. Il a renoncé à l'exception culturelle générale sans le dire. Et si le projet passait, une bonne partie de ce qu'on appelle le modèle québécois devenait illégal. Depuis cet épisode, le Québec exige d'être présent à des négociations internationales cruciales pour son avenir.


Une autre tentative se présentera à l'occasion de la réunion de l'OMC à Seattle mais les manifestants empêcheront la réunion d'avoir lieu.


La ZLEA


L'occasion suivante sera la réunion sur la ZLEA à Québec. Dans ce cas encore, une fuite sur Internet va révéler la teneur du chapitre de la ZLEA qui concerne l'investissement étranger. Le responsable, cette fois, est l'Institute for Agriculture and Trade Policy.


À la lecture du texte, on se rend compte qu'il s'agit d'une nouvelle tentative d'écrire, pour les trois Amériques, une grande charte des droits des multinationales. C'est l'AMI en plus dur encore, si cela est possible. Les droits des gouvernements sont plus réduits, plus édulcorés qu'ils ne l'étaient dans l'AMI.


La négociation a été secrète. Le Groupe de négociations sur l'investissement a siégé en cinq occasions au cours de l'année 2000. Il fait rapport aux ministres responsables du commerce après leur réunion du 27 au 29 novembre. C'est le texte de leur rapport dont nous disposons. Il devrait être discuté au Comité de négociations commerciales qui siège à Lima, au Pérou, en janvier 2001. Nous ne savons pas ce qui s'est passé là. Tout ce que nous savons, c'est que le Sommet de Québec, qui devait porter sur le traité de libre-échange, bifurque sur la démocratie; c'est intéressant, mais ce n'est pas ce qui était l'objectif initial de la conférence.


La plupart des gouvernements des pays de notre continent cherchent à obtenir le plus d'investissement possible. Ils regardent ce que le Mexique a obtenu de l'ALENA et salivent. Le Brésil, dont la population approche les 180 millions d'habitants, dont le développement industriel en fait le leader de l'Amérique latine et qui a créé le Mercosur, est cependant plus hésitant alors que son économie se développe rapidement. L'Argentine, qui traverse une crise économique sérieuse, est prête à accepter n'importe quoi.


M. Pettigrew, ministre du Commerce international du Canada, a promis que le traité de la ZLEA ne comportait pas les clauses les plus controversées de l'ALENA et, en particulier, celles de l'arbitrage obligatoire imposé par les sociétés privées. Il ne nie pas que l'objet de la fuite sur les négociations de la ZLEA soit authentique. Il indique simplement que c'est un brouillon et que le Canada n'a pas encore fait connaître sa position. Après les cinq réunions du Groupe de négociations sur l'investissement en 2000? Même pas à la réunion de Lima? Il faut prendre les gens pour des imbéciles pour affirmer cela. En fait, comme dans le cas de l'AMI, le Canada, impressionné par l'ampleur des enjeux, a laissé filer. "Laisser faire, laisser passer." Non seulement on ne s'oppose pas à la marée, on ne cherche même pas à construire des digues.


Et le gouvernement du Québec ne peut faire guère plus que d'affirmer la présence du Québec, son existence, et la nature de ses intérêts. Il le fait fort bien.


Heureusement qu'il y a la société dite "civile". C'est-à-dire une conjugaison de syndicalistes, d'étudiants, d'activistes politiques à la recherche d'une cause, du Monde diplomatique et de vieux libéraux (au sens propre du terme), dans mon genre, pour vouloir établir un équilibre à peu près acceptable, pour affirmer qu'il y a une vie au delà des sociétés multinationales et de leurs intérêts et que l'État ne peut pas démissionner de ses responsabilités.


Conclusions


Je conclurai avec quelques observations que me suggèrent les débats qui ont entouré le Sommet de Québec.


N'eût été de la déclaration finale du Sommet des peuples d'Amérique, il faudrait saluer une fois de plus le rôle de révélateur de ceux qui s'appellent, un peu pompeusement, la société civile. On dit leur démarche non démocratique. Elle n'est certainement pas moins démocratique que celle de l'Americas Business Forum, qui s'est fait octroyer un statut consultatif officiel par les chefs d'État et de gouvernement; pas moins démocratique non plus que l'admission de gens d'affaires aux tables de négociation. Quand on n'a accès ni aux salles de réunion ni aux rapports, il reste la rue.


Le Québec est dans une situation délicate, potentiellement dangereuse. Tenu à l'écart des négociations, il n'est pas vraiment au courant de ce qui se passe. Ériger un panneau devant les salles de réunion pour faire savoir qui l'on est a quelque chose de pathétique. Il fallait le faire, sans doute, mais on ne peut éviter de penser qu'à 52 000 voix près, le Québec aurait participé à ces réunions avec plusieurs pays bien plus petits que lui.


On dit que puisqu'un Québec souverain ne serait qu'une fraction du Canada d'aujourd'hui, il aurait assez peu d'influence sur les orientations. Il n'en a aucune actuellement. Ce sera déjà un progrès. Et d'ailleurs, le peu d'importance des petits pays dans les tractations internationales ne correspond pas à la réalité.


On peut-être [sic] libre-échangiste et refuser les dérives que le néolibéralisme cherche à imposer. On peut reconnaître les mérites de l'économie de marché sans vouloir imposer la domination de grandes sociétés multinationales dont les intérêts coïncident souvent avec l'intérêt public mais pas toujours et pas nécessairement.


À force de vouloir tout gagner, les grandes sociétés privées sont en train de faire réapparaître une lutte des classes. On croyait que le phénomène s'était beaucoup atténué. On voit maintenant se répandre la crainte, la suspicion et la confrontation. Les gouvernements ont leur part de responsabilité en laissant s'accréditer l'impression qu'entre politique et affaires, il y a plus que collaboration, il y a collusion.


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Simon-Pierre Savard-Tremblay179 articles

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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).