Par Paul Thibault, Le Débat, janvier 2009 - « L’échec auquel conduit la voie que nous avons prise est celui d’une anthropologie individualiste dont les droits de l’homme et le marché sont des mises en forme. L‘humanité n’est pas une collection d’individus, » souligne Paul Thibault qui appelle à une refondation du politique ne pouvant s’effectuer selon lui « qu’en retrouvant un point d’appui et en se donnant à nouveau un horizon. Le point d’appui à retrouver ce sont les peuples en tant que partie prenante de la préparation de leur avenir, donnant sens à celui-ci en fonction de leur fonds propre, les peuples en tant que communautés politiques, en tant qu’ils forment des nations »
La démocratie scindée
Au départ de l’actuelle mondialisation et du divorce entre l’économique et le social que permettent la déterritorialisation et la financiarisation du capitalisme, on trouve, dans certains pays décisifs, la thèse, proclamée par la droite et non réfutée par la gauche, que la démocratie ne peut plus, après l’effacement des valeurs traditionnelles, contrôler les demandes sociales de distribution, de protection et d’aide. La mondialisation est dans cette situation un moyen d’apprendre aux démocraties nationales à respecter les réalités mises hors de leur portée. L’objectif économique a été atteint puisque, dans les pays de l’OCDE, quelque dix points de PIB ont été transférés des salariés aux actionnaires, mais il n‘en va pas de même pour l’intention éducative associée au rétablissement de l’ordre productif, l’intention de rationaliser le fonctionnement social, de canaliser les affrontements, d’éclairer les mentalités.
C’est le contraire qui s’est produit : les comportements démagogiques se sont diffusés vers le haut, le populisme sévit en bas, les critères de la justice sont brouillés, la ségrégation dans l’habitat s’est accrue au rythme de la spéculation foncière, aggravant l’inégalité des chances. La société est perçue comme incompréhensible, ce qui ne favorise ni le désir de savoir ni celui de s’intégrer. En même temps, les tendances n’ont pas disparu, qui inquiétaient il y a quarante ans les précurseurs du néo-conservatisme. Le droit à tout, l’exigence d’un monde parfait sont des comportements répandus, d’autant plus assurés que les déclarations de droit fondent mieux les revendications que ne pouvaient le faire autrefois les idéologies sociales. La fraction qui dirige économiquement s’est mise à distance des couches inférieures, elle a même réussi à faire que l’état, inquiétant, des choses soit jugé fatal. Mais, le « monde mondialisé » et la société de marché, on s’y est résigné plutôt qu’on ne les a acceptés. D’où un écart infranchissable entre les faits reconnus et les valeurs communes, dont la vague d’indignation actuelle contre la finance donne la mesure.
Au-delà de l’accentuation des différences de classe, on peut lire dans la coexistence entre le cynisme du profit et l’utopisme des droits une coupure à l’intérieur de la démocratie, dans l’idée et la pratique de la démocratie. Caractérisée de plus en plus par la garantie des droits et des libertés individuels, et non par l’association de tous dans une histoire commune, la démocratie décline son individualisme de deux manières différentes, voire opposées. Les uns insistent sur le droit d’agir, de prendre des initiatives, de commercer... Les autres pensent à garantir l’épanouissement de chacun, condition pour que sa liberté ne soit pas, comme on dit, un vain mot.
Dilemme : l’individu est-il au départ ou à l’arrivée ?
Si ces deux idées de la liberté en viennent à s’opposer comme des incompatibles, au lieu de composer une polarité, c’est parce que manque le troisième terme, l’action commune, la politique qui leur fournirait un terrain de conciliation. Séparées, ces deux idées de la liberté s’affolent, deviennent des simplismes dangereux. Cet antagonisme a pris forme quand, à partir de Reagan, la liberté d’agir a été déchaînée contre la liberté-épanouissement. Le néo-conservatisme s’est en effet présenté non seulement comme un changement d’orientation politique, mais presque comme une refondation de la démocratie et comme un reformatage de la société par la mise en concurrence systématique. Ce conflit des libertés déchire en particulier la France, y relayant la querelle de l’émancipation et de la tradition, accusant les conflits d’intérêts, constituant une dualité où chacun campe dans son bon droit, qui n’est atténuée par aucune intercompréhension, au point que l’on a pu qualifier notre pays de « société de défiance ». A la limite, la France active et compétitive dirait qu’elle est face à un peuple de parasites, alors que l’autre France ne connaît que ses griefs.
Révélateur du caractère inexpiable du conflit, chaque camp s’en prend à ce qui devrait lui être commun avec l’autre, « la France », qui est nation d’attardés pour les uns et nation de ségrégations et d’injustices pour les autres. Ce n’est pas un hasard si le dénigrement de l’histoire nationale tourne à l’obsession, certains cherchant là une voie de salut (par la fuite). À cause de cette absence d’horizon commun, tout essai de réforme se heurte à une opposition imparable, appuyée sur les corporatismes et les appartenances catégorielles. Dans un tel contexte, la demande d’égalité se distingue mal de la défense des privilèges. Cet immobilisme a des effets paradoxaux. D’un côté se dégradent les instruments de formation et de promotion, d’où les difficultés d’intégration, le chômage élevé, l’inégalité accrue des chances. Mais, de l’autre côté, l’Etat redistributeur devant (malgré les déficits) répondre à une forte pression sociale, la France est le seul pays de l’OCDE où, depuis vingt ans, l’inégalité des revenus ne s’est pas accrue entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres.
Ce qui s’accroît, c’est l’inégalité devant l’avenir plus que l’inégalité des situations. Ceux qui dénoncent l’immobilisme, la réticence à admettre les nouvelles nécessités, « la préférence française pour le chômage », comme une pure stupidité ou une vaste hypocrisie oublient ce qui est sous-jacent : un conflit de valeurs non résolu. La demande d’égalité est réelle, mais crispée et pervertie, faute que l’on présente aux Français une idée de justice crédible. Le cas français est celui sans doute de l’opposition maximale entre la démocratie de la plaignance et la démocratie de l’action sans contraintes. La tension entre les deux pôles est bien moindre dans les pays d’Europe du Nord, où la population est plus homogène, qui ont été moins atteints par les drames du XXe siècle et où le politique et le religieux ont toujours oeuvré de concert. Ce sont les seuls pays où l’on ait su répondre au défi de la révolution conservatrice sans désorganiser la solidarité sociale. On les donne pour cette raison en exemple sans montrer comment cet exemple pourrait être suivi. On donne aussi l’Allemagne en exemple, celui d’un pays qui, devant la mondialisation, ne s’est ni nourri d’illusions, ni crispé, ni divisé. Mais les succès de l’Allemagne sont relatifs. La diminution de ses coûts de production n’a pas été une réponse au défi chinois, mais seulement un avantage contre les voisins européens, qui sont la source des excédents allemands. Cette stratégie n’est rien moins que généralisable : si les principaux pays s’étaient engagés à la suite de l’Allemagne dans une course à la déflation salariale, le monde entier se serait vite enfoncé dans le marasme économique. L’orientation des pays anglo-saxons est très différente.
Le choix en faveur de la liberté comme liberté d’agir a été net, d’où la baisse des salaires et l’augmentation du nombre des travailleurs pauvres, lesquels ont pourtant continué, même de loin, à adhérer (croissance de l’endettement) au rêve de prospérité incarné par d’autres. Ce rêve a été soutenu par le sentiment de vivre dans des pays forts et exemplaires. Sans doute la crise actuelle atteint-elle le plus frontalement ce modèle dans ses deux aspects : la politique réduite à la protection de la liberté concurrentielle et le nationalisme de qui se croit au centre de tout. A partir de ces trois expériences (le déchirement français, le néo-libéralisme appuyé sur le nationalisme, le « sociétalisme » politiquement dirigé compensant les conséquences de l’externalisation de l’économie), peut-on indiquer la voie d’une recomposition politique dans le cadre d’une mondialité que l’on ne peut ni ne doit essayer d’effacer mais qui est à repenser et à réorienter ? L’échec le plus radical est celui de la politique sans vision de la société, « libertarienne » avec son tréfonds nationaliste. On peut croire que, de même que 1989 a démenti, ou du moins dévalué, un volontarisme politique issu de la Révolution française, 2008 a vu échouer un modèle anglo-saxon incapable d’orienter la mondialisation qu’il a engendrée.
La politique à ambition réduite, sans projet social et moral, est sans doute praticable dans le cadre d’une nation sûre d’elle, mais transposée à un niveau métanational, elle ne peut qu’échouer. En effet, elle en arrive à ce niveau à défier ce qui est le premier principe de science politique puisqu’il remonte à l’Antiquité grecque (Aristote et Polybe) : seul un régime complexe, associant des principes différents, est stable, ce qui est simpliste ne peut que se dégrader, comme la démocratie pure devenant gouvernement de la foule. Quant aux succès des pays scandinaves, ils sont essentiellement défensifs et non généralisables, bien qu’ils démontrent l’importance de l’action politique quand elle est reliée à celle des acteurs sociaux dans le cadre d’une « société de confiance ».
Faire humanité
Si le politique se reconstruit, comme nous en avons besoin, ce ne peut être qu’en retrouvant un point d’appui et en se donnant à nouveau un horizon. Le point d’appui à retrouver ce sont les peuples en tant que partie prenante de la préparation de leur avenir, donnant sens à celui-ci en fonction de leur fonds propre, les peuples en tant que communautés politiques, en tant qu’ils forment des nations. Cela suppose que l’on se libère du simplisme selon lequel le politique pourrait d’un coup changer d’échelle, qu’aux problèmes mondiaux il n’y a qu’à faire correspondre une instance mondiale de gouvernement.
C’est oublier que l’élargissement géographique de la perspective peut faire perdre, a fait perdre, la dimension historique de la politique, la possibilité d’enraciner les décisions dans la mémoire et les espoirs des peuples. C’est faute d’entraîner une implication suffisante que la mondialité a été comme préemptée par le marché qui, lui, n’a pas besoin de mobiliser les collectivités, se contentant d’appâter les intérêts personnels. On pourrait dire qu’en ce début de XXème siècle nous rencontrons la question à quoi les bâtisseurs de la tour de Babel ont cru répondre par un activisme sans limites : comment faire humanité ? La méthode de ces dernières décennies a été de contourner et de neutraliser les nations, de tisser un réseau de règles qui les enferment, de produire une mondialité de fait, sans référence à aucun corps politique. Derrière cette stratégie, derrière les enchaînements de petites décisions qui l’ont fait avancer, on discerne comme un fond de paresse morale.
Au lieu de considérer la réunion de l’humanité comme une tâche, on l’a envisagée comme à portée de main, comme un fait presque acquis, un droit. Cette illusion habille en rose un profond mépris et une grande ignorance de tout le passé de l’humanité. Les confusions, injustices et incohérences dont on commence à prendre conscience montrent qu’il faut procéder différemment, passer par la politique, engager la recherche collective d’un sens à partir des foyers de légitimité existants. A partir de ces légitimités, des nations qui expriment et protègent la diversité humaine, la mondialité n’apparaît ni technique ni naturelle, elle est un horizon commun, un travail commun. Une politique d’horizon mondial peut s’appuyer sur les nations si l’on voit dans celles-ci autre chose que les supports de haines réciproques, si l’on ne méconnaît pas leurs possibilités de se tourner vers l’extérieur, de se décentrer. A la différence, en effet, des principales formes politiques antérieures (la tribu et l’empire), les nations, grande invention européenne, savent que d’autres nations existent, aussi légitimement qu’elles. Particularités parmi d’autres, elles sont intermédiaires entre une ethnicité plus ou moins originaire et le système de relations à quoi elles participent. Leur fonds ethnique a été retravaillé, repris dans un projet, un désir de signifier pour l’extérieur et pour l’avenir. Les tactiques de contournement et de neutralisation des nations se sont révélées contre-productives pour avoir négligé ces ressources.
La politique mondiale dont nous avons besoin doit se construire par ajustements, en prenant en compte ce que chaque nation a en propre. Par exemple, la concurrence équitable, qui devrait remplacer à notre horizon la concurrence directe et sans obstacles que vise l’OMC, ne peut prendre forme que dans une confrontation des exigences des uns et des autres, chaque nation, ou groupe de nations, pouvant, dans une certaine mesure, se protéger si elle invoque un principe qu’elle peut présenter comme essentiel. Sans doute y a-t-il, au-delà de la diplomatie, un art de la délibération entre nations à inventer. Le regain du politique suppose non seulement un socle mieux respecté (sans briser la mondialisation mais en la faisant intérioriser, en l’incorporant comme une dimension de la vie des différents peuples), il suppose aussi que la mondialisation, cette tâche commune, soit associée à un horizon moral.
Quelle idée devons-nous, pouvons-nous nous faire de l’humanité ?
La question devient très pratique à l’heure du grand rapprochement. L’échec auquel conduit la voie que nous avons prise est celui d’une anthropologie individualiste dont les droits de l’homme et le marché sont des mises en forme. L‘humanité n’est pas une collection d’individus, ce n’est pas une espèce, sa perfectibilité se manifeste par une histoire, faite de l’interférence de multiples « lignées » qui sont bien moins biologiques que politiques et culturelles. Son unification n’a donc rien de naturel, c’est une tâche à mener à bien. Cette tâche, nous avons jusqu’à présent cru la réaliser en combinant deux principes individualistes : le marché et les droits de l’homme. Ces principes se sont révélés mal compatibles. Surtout, ils sont tout à fait insuffisants parce qu’ils ne disent rien de ce qui peut et doit unir les individus ; ils disent comment gérer ou limiter nos rivalités, non pas comment les surmonter. Récemment, on leur a adjoint le principe de précaution, qui n’est pas individualiste, qui vise l’humanité comme un ensemble, une corresponsabilité, mais n’est qu’un principe négatif, de limitation, un droit de l’homme futur, à respecter. Antérieurement, pour décrire et régler les rapports dans les démocraties modernes, on a fait un devoir social et une pratique instituée de solidarité, mais celle-ci est toujours déterminée (solidarité de..., solidarité pour...), c’est-à-dire qu’elle suppose un espace délimité et organisé, hier la nation surtout. C’est pourquoi la mondialisation la précarise : elle décline dans les nations, mais elle est intransposable à l’humanité entière, faute que l’on puisse envisager un droit social universel. Nous sommes donc obligés de faire un saut et de nous donner une visée positive de l’humanité en nous libérant de ce que notre époque postule, la superposition de l’idée d’individu et de celle d’humanité, la confusion de la cause de l’individu et de celle de l’humanité.
Mais comment faire droit, sans revenir aux pragmatismes métaphysiques, au besoin désormais très pratique d’énoncer une idée de l’humanité, de dire ce qui nous réunit tous ? Comment vivre une proximité sans précédent ? Ce nom dont l’humanité a besoin, pourrait-on dire, n’est certainement pas marché, ni réunion des ayants droit, on le trouve plutôt dans cet emprunt que la République française a fait au christianisme pour l’inscrire dans sa devise : fraternité. La fraternité n’est pas, à la différence de la solidarité, susceptible d’une mise en forme juridique définissant des obligations précises et généralisables. Elle n’est pas une politique, mais elle peut engendrer des politiques, inspirer à l’intérieur d’un peuple aussi bien qu’entre peuples des actions qui correspondent à un aspect essentiel de notre condition : on n’est pas heureux seul, ni même entre soi, le malheur du prochain est aussi le nôtre. Ainsi la mondialité pourrait-elle prendre corps [1]. Si, comme l’a plusieurs fois remarqué Marcel Gauchet, la politique a plus directement que jamais rendez-vous avec les questions « globales », celles du sens de la vie collective, son rapport avec les religions peut moins que jamais se réduire à une prise de distance. D’où l’opportunité d’accorder, dans une vie publique structurellement séculière [2], la parole aux conceptions du monde religieuses qui, à leur manière, visent le destin de l’humanité. Rappelons à ce propos que la laïcité, telle que mise en oeuvre en France, ne s’est jamais réduite à séparer l’Eglise de l’Etat, qu’elle a aussi une autre face : la transposition en politique de valeurs issues de la chrétienté.
Cet art de déplacer et de réemployer est d’une pertinence particulière dans une situation de plus en plus répandue de sécularisation et de pluralisme religieux qui fait apparaître comme surannés d’autres systèmes d’articulation du politique et du religieux tels que la religion établie ou la religion civile. Alors que les insuffisances de l’anthropologie individualiste suscitent par réaction le retour d’expressions religieuses fermées, nous avons besoin de ce que la laïcité peut viser : un agir collectif ouvert à des horizons plus larges, à la définition de quoi, sans privilèges, les religions, sorties de leur quant-à-soi, pourraient contribuer. Les problèmes de la communauté politique française semblent être en résonance avec ceux de la mondialité. Cela de deux manières. Positivement, l’expérience historique française comporte des ressources exportables puisqu’elle a été marquée, portée même (en dépit des erreurs), par le parti pris de ne pas dissocier radicalement le politique et le moral, en pratique par un art d’articuler le politique et le religieux d’une manière très opposée aux fondamentalismes, car c’est le politique qui a été, en l’occurrence, maître du jeu. Négativement, on voit que la déchirure française est en rapport direct avec l’alignement des élites sur un « pragmatisme » anglo-saxon dont elles ne voient ni les conditions de validité, ni les limites, ni les échecs. (La « crise » aura-t-elle pour effet un désabusement de ces élites ?) Notre déchirure commencerait d’être réduite si la communauté politique nationale prenait conscience de son apport possible à la refondation d’une mondialité mal engagée.
Ce dont il s’agit, en effet, ce n’est pas seulement de protéger contre une mondialité cynique des réserves de socialité forte, ni de conjurer le désarroi devant l’espace ouvert avec des souhaits sans contenu, comme multiculturalisme, mixité..., mais de se découvrir proches, voisins, en devenant sensibles aux besoins les uns des autres. Le paradoxe, et même l’absurdité que nous découvrons en ce moment, c’est d’avoir voulu (immense hubris occidentale) unir l’humanité en rabaissant autant qu’il est possible le niveau de la morale commune, en encourageant l’infinie avidité que l’on suppose en tous et en pariant qu’elle pourrait nous mettre d’accord. On voit en ce moment les dirigeants du monde rivaliser pour le rôle de mécanicien suprême. C’est à qui fournira les meilleures idées pour la plus forte relance. Mais ce consensus pour rester dans une perspective fonctionnaliste couvre une immense incertitude sur l’avenir même proche et sur les orientations possibles. La panne révèle des défauts de conception, des difficultés de maîtriser le Golem que l’on a construit. D’ailleurs, cette construction, quelle est sa légitimité, politique et morale ? Relancer ? Peut-être, mais d’abord y voir plus clair, évaluer, et pour que ce soit possible, pour qu’un espace de mouvement et de délibération soit rendu aux légitimités politiques, desserrer l’étau d’une mondialité simpliste et cynique, d’une mondialité-promiscuité grosse d’hostilités.
On ne voit pas, par exemple, quel principe peut justifier qu’il y ait un si vaste atelier chinois et si peu de consommation chinoise, que des marchands sans frontières exposent le travail, nécessairement « localisé », à une concurrence universelle et sans limites. Le concept de concurrence équitable devrait permettre de corriger les déséquilibres évidents. L’idée qu’il y aurait une faute à s’en protéger est une formule dont il faut se libérer de façon urgente : elle exprime le moralisme intimidant et abstrait qui accompagne la mondialité de marché. Le devoir n’est pas de raboter toujours plus les « obstacles à la concurrence », mais de produire entre les peuples un cadre stable pour que les échanges se développent dans une certaine sérénité. Le marché n’y parvient pas toujours, comme le montrent les oscillations du cours des monnaies et des matières premières, oscillations qui sont pain bénit pour les spéculateurs, mais pour eux seuls.
Il faut donc créer cette indispensable stabilité autrement, politiquement. Positivement, pour que la mondialité soit un contenu et pas seulement une forme, il faut qu’elle se présente comme la construction de liens, non pas un écrasement des souverainetés mais une ouverture des particularités, en les aidant à intérioriser un sens commun. L’Union européenne pourrait être en cela un modèle, mais il faudrait qu’à l’inverse de son fonctionnement actuel (que la présente conjoncture montre comme inadapté) elle soit une Europe des nations, avec une vision du monde et des projets.
Mais peut-être le déblocage, l’émancipation par rapport à une organisation déficiente, dont les spéculations sont l’écume, viendra-t-il du pays qui a joué le plus grand rôle dans son instauration, à cause d’une idéologie nationale qui le portait à se voir, par nature, comme le centre du monde. La nouveauté apportée, annoncée du moins par Barack Obama, n’est pas seulement une relance de la République américaine où il introduit par la grande porte les descendants d’esclaves, en faisant une médiation entre eux et le fonds blanc du pays [3], mais d’incarner, contre le pseudo-messianisme et contre le mercantilisme, un authentique patriotisme américain. Le souci des Etats-Unis pour eux-mêmes, pour la communauté déchirée et désillusionnée qu’ils forment, la conscience de leur particularité, c’est un bon point de départ pour retrouver le monde et le considérer à nouveau. Espérons donc !
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Réinstaurer le politique, par Paul Thibault (I/II)
Publication originale Le Débat via MarsIdées
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[1] L’usage du mot globalization en anglais est révélateur d’une absence de chair, il ne désigne aucun objet auquel on pourrait s’attacher, un monde qu’il s’agit de prendre en charge et d’aimer, mais un processus, éventuellement une idéologie.
[2] Cf. Paul Thibaud, « Déboires et espoirs de la laïcité », in Juifs et chrétiens face au XXle siècle, Paris, Albin Michel, 2008.
[3] Voir dans Le Monde du 15 octobre 2008 l’interview du sociologue Orlando Paterson.
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