Une gauche imperturbable et stérile

Que reste-t-il de la gauche quand vacillent ses repères (la laïcité, le peuple, l'égalité sociale...)?

«Les indignés» dans le monde


L'enquête d'Eric Conan sur les transfuges de la gauche (Marianne n° 616) oblige à réfléchir à des questions que le fatalisme ambiant laisse dans la brume. Que reste-t-il de la gauche quand vacillent ses repères (la laïcité, le peuple, l'égalité sociale...)? Comment se fait-il qu'une idée devenue inconsistante, qui ne désigne plus aucune orientation politique définissable, garde son prestige et son pouvoir d'intimider? De ce prestige maintenu en effet, la razzia sarkozyenne sur les symboles de gauche est un indice, surtout quand ceux dont on dit qu'ils ont viré de bord se gardent de vomir leur passé, à la manière des staliniens repentis. La gauche a perdu sa politique, pas son aura.
Ce qui fait encore briller cet astre mort, c'est d'évoquer l'avenir, l'espérance, mais pourquoi cette légitimité résiste-t-elle si bien aux déceptions? C'est, je crois, que depuis la Révolution, dans nos croyances collectives, la gauche est dotée, et elle seule, d'une vertu essentielle, la vertu politique par excellence, celle de refonder, de relancer l'histoire du pays, comme en 1789, comme au début de la IIe République. La gauche n'a pas toujours été présente dans les grands moments... - ni le dreyfusisme, ni la Résistance, ni l'opposition à la guerre d'Algérie n'ont au départ mobilisé toute la gauche - mais a posteriori ces sursauts ont, dans la représentation collective, été mis à son actif. S'il en est ainsi, c'est non seulement parce que les perdants étaient de droite, mais surtout parce que la gauche s'est montrée (les deux premières fois) capable de conclure la crise, c'est-à-dire de s'appuyer sur elle pour inscrire dans la culture et les institutions des changements essentiels: la séparation de l'Eglise et de l'Etat dans un cas, la solidarité sociale dans l'autre. Après 1900 comme après 1945, la gauche, ayant surmonté ses hésitations, a gagné la bataille de la mémoire parce qu'elle a su faire de la crise l'origine d'un progrès.
Avec la guerre d'Algérie, cette capacité de faire avancer l'histoire nationale s'est enrayée. Certes, sur la fin - alors qu'un ministre de gauche avait, cinq ans plus tôt, organisé la torture et un gouvernement de gauche envoyé le contingent dans les djebels -, on a pu faire vaguement croire qu'il y avait un lien entre l'opposition à la Ve République et la reconnaissance de l'indépendance algérienne. Mais en 1962, dominée par une droite atypique, la gauche n'a pas géré l'issue de la crise. Ce n'est pas elle qui a conduit la modernisation économique de la France postcoloniale. Le gaullisme lui a volé le rôle de relanceur de l'histoire nationale qu'elle pensait lui appartenir. On aurait pu croire qu'après une telle défaite la gauche entreprendrait de se refaire intellectuellement et moralement. Ce fut l'intention des «révisionnistes» comme Mendès, Defferre, Savary puis Rocard, désireux de tirer les leçons de 1956 (Alger et Budapest). Mais, à Epinay, on a choisi la revanche aux dépens de la réforme, on a choisi de considérer le gaullisme comme une usurpation, un «coup d'Etat permanent», pour éviter les problèmes de conscience. On ne comprend pas la stérilité de la gauche refondée si l'on oublie les effets de la passion de revanche: refoulement de toute autocritique sérieuse, repli identitaire, pas d'ennemi à gauche, donc programme commun et immobilisme idéologique. C'est pourquoi, quand 1968 a montré les limites du gaullisme et le besoin de reconstruire un système de valeurs collectives, la gauche figée, férue de répétitions et de dénonciations, s'est montrée inapte. Le mouvement d'émancipation culturelle et générationnelle s'est donc développé dans un vide politique, mélangeant un gauchisme et un individualisme qui se radicalisaient réciproquement. Confirmation des effets de ce choix (celui d'une légitimité comme surplombant imaginairement l'histoire), quand la gauche au bout de vingt ans a pris la revanche attendue, la victoire s'est avérée creuse, non pas celle d'un projet mais celle d'une posture, celle d'un «tenir bon», comme a dit plus tard Chevènement. Bien vite, le volontarisme artificiel, mal fondé, a échoué et l'on s'est mis à suivre et à consoler la société, comme la droite l'a fait aussi.
On en est toujours là, sur la ligne mitterrandienne: préserver l'image donc la légitimité de la gauche en sacrifiant sa capacité d'agir. La gauche a la foi sans les oeuvres, le prestige sans prise sur le réel. C'est la clé du marasme politique français. La société se reconnaît dans la gauche, comme le montrent les élections locales, mais elle doute de sa capacité, et même de sa volonté, de gouverner. La gauche ne fait pas ce qu'elle a qualité pour faire (refonder la solidarité en particulier) alors que la droite n'a pas qualité pour faire ce qu'elle voudrait faire. Cela donne depuis des décennies un immobilisme agité, velléitaire, dangereux, qui déprime les Français. D'un côté un dessèchement, de l'autre un durcissement Dessèchement dans les mentalités: l'affiliation platonique à la gauche survit souvent comme un cache-misère, une manière de se dissimuler qu'on ne croit à rien. En même temps, raidissement tactique, jusqu'à une dérive sans-culottiste: exploitation (comme dans la crise du CPE) d'une politique adolescente, glorieuse de mettre le pouvoir en échec, d'abroger les lois dans la rue. Il y a là une logique: hors du réel, enfermée dans son identité, la gauche ne peut éviter de n'être plus rien qu'en affichant sa colère, au risque d'ouvrir la porte à la violence... dans une société traversée et divisée.
Le dégoût de cette gauche stérile et identitaire, la crainte des effets de sa posture expliquent que se soient éloignés certains de ceux qui restent capables d'inquiétude. Mais on ne voit pas où cela les mène. Pour éviter que se réalise, ou plutôt se prolonge puisque nous y sommes, le scénario catastrophe que jouent ensemble la droite et la gauche, il y a deux possibilités. Que la droite déracine la vaine hégémonie de la gauche et indique pour l'histoire nationale une autre perspective que l'émancipation infinie, qu'elle fasse revivre des traditions au lieu de s'y accrocher avant de les abandonner cyniquement. On ne la voit vraiment pas capable de ce travail d'Hercule. La balle reste donc dans l'autre camp. C'est à la gauche de renouer avec l'éthique de responsabilité, le devoir de faire société, de retrouver la capacité de synthèse qui donne espoir à un peuple, à une nation. Il n'est pas interdit d'espérer.
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Paul THIBAUD
PHILOSOPHE, ESSAYISTE ET ANCIEN DIRECTEUR DE LA REVUE «ESPRIT».
Samedi 21 Février 2009


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