L’enfermement narcissique de l’Europe

Crise de l'euro



En traitant les peuples qui la composent en accusés à rééduquer, l’Europe n’est-elle pas menacée d’explosion ? Pour Paul Thibaud, la crise de la dette nous oblige une fois de plus à nous interroger sur la finalité d’une Union qui se vit comme un but en soi.


Au fil des commentaires, la crise bancaire européenne a été l’occasion d’observer non pas le fonctionnement de l’Union mais la rhétorique qui l’enveloppe, mélange de désinvolture informative et de jugements péremptoires. Des mots nouveaux (eurobond) vrombissent dans les commentaires bien avant que leur sens ne soit éclairci. Des actes sont annoncés (les « rachats » de la BCE) sans être décrits. Reviennent surtout des prophéties de malheur jugées trop évidentes pour être démontrées, du type : « Avec l’euro, c’est l’Europe qui s’effondrerait », ou : « Avec le délitement de la zone euro, la situation serait incontrôlable » (comme si, maintenant, la finance était « sous contrôle » !). Foin des détails pourvu que lecteur ait son cours d’éducation européenne !
La difficulté de s’expliquer sur ses faits et gestes semble consubstantielle à une Europe confite dans son dogmatisme pratique. Ce à quoi il ne faut pas toucher, ce ne sont ni des principes ni des concepts, encore moins des buts, mais l’organisation elle-même, sanctuarisée par l’appellation de « construction ». Dans les périodes de flux, cette machine en développement apparaît portée par une bienheureuse fatalité. Mais, dans les crises, le déficit d’explication est un handicap : comment reformuler une visée qui n’a jamais été définie ?
L’Europe instituée se cramponne alors à ses emblèmes, à moins qu’elle ne passe à la contre-offensive en invoquant, comme actuellement, « l’urgence ». L’urgence permet non seulement de parer au plus pressé, mais aussi, comme disent les éditorialistes pieux, de « s’en sortir par le haut » ; en fait, de prendre argument de l’échec pour aller plus loin. On peut douter que cette démarche réactive convienne à une institution supposée représenter l’avenir. Ne se condamne-t-elle pas à être toujours occupée des effets de son passé ?

Ce passé, aujourd’hui, c’est la dette. Si on en confie la gestion à l’Union, nous explique-t-on, ce « pas en avant » fera oublier de possibles erreurs de conception. Enlever aux Etats la gestion de leur monnaie, n’était-ce pas leur faire croire sans danger des conduites aventureuses ? Priver les gouvernements de la possibilité de dévaluer, n’était-ce pas les exposer à la faillite ?
On oublie que la dette ne serait pas si lourde si l’euro avait répondu aux espoirs de croissance dans l’ensemble de sa zone. Cette déconvenue montre qu’on a eu tort de lier monétairement des économies très différentes et qui le sont souvent devenues encore plus. Pourtant, on ne critique pas le défaut de conception, on s’en prend à l’inconduite des gouvernements et des peuples, et l’on envisage qu’un pouvoir européen renforcé leur imposera non seulement des critères communs mais une politique commune. Ainsi avance l’Union. Mais est-on sûr qu’à dénier l’hétérogénéité des peuples celle-là ne reviendra pas, contournant ou paralysant les dispositifs prévus ? Cela peut se dire d’un mot : l’Europe est conçue comme un destin, le mot « destin » évoquant quelque chose de sacré, qui scelle l’histoire et surplombe les débats possibles. Cette auto-sacralisation narcissique explique que l’Europe instituée n’ait pas eu l’idée d’une stratégie devant les ambitions des nouvelles nations empires.
L’organisation européenne échappera-t-elle à une complaisance paralysante que le basculement du monde a rendu ridicule ? Ce passage de l’être à l’agir exigerait une double prise de conscience : à l’intérieur, celle d’une hétérogénéité non pas à neutraliser mais à mobiliser ; vers l’extérieur, celle des tâches qu’impose une mondialisation dont l’Europe n’est pas le centre, qui se déploie en une multitude de crises (économiques, écologiques, démographiques, migratoires, religieuses, spirituelles).
En fait, ce sont deux aspects de la même réorientation : cesser de se croire « la » solution. On semble ne plus croire que l’Europe donne à nos nations un supplément d’influence internationale. En revanche, on la loue de symboliser la rigueur. A-t-on raison ? La bonne voie de la rigueur est-elle d’acculer les peuples, de les priver de la marge de manœuvre nécessaire pour qu’ils aient confiance en eux-mêmes et anticipent les résultats de leurs efforts ? Cette nécessaire marge de manœuvre a évidemment un aspect monétaire. Que peut une nation si le cours de sa monnaie l’empêche d’accéder aux principaux marchés ? De nombreux exemples le montrent : entre la dévaluation et la remise en ordre intérieure, il n’y a pas toujours contradiction. Sans remonter à Poincaré en 1927 ou à de Gaulle en 1958, on constate que les pays donnés actuellement en exemple pour avoir réformé leur Etat et leur système de solidarité (Danemark, Suède, Finlande, Canada) l’ont fait après dévaluation.
C’est pourquoi on a pu préconiser que l’euro cesse d’être monnaie unique pour devenir une monnaie commune par rapport à laquelle le cours des monnaies intérieures aux nations pourrait être réajusté. Dire que ce serait la fin de l’Europe n’a de sens que si l’on se donne comme horizon une Europe talisman. Il faudra choisir entre cette Europe et une Europe des ambitions partagées grâce à une vie politique métanationale.
La seconde orientation s’impose pour une raison fondamentale : l’Europe se détruit elle-même en érodant et démoralisant les nations qui la composent. Sans évoquer la montée générale des populismes, on voit qu’en France la stratégie politique qui veut réformer au nom des exigences extérieures a échoué. La capacité d’intégrer les arrivants, celle d’éduquer, celle d’articuler les ambitions de l’élite et les valeurs populaires… n’ont jamais été aussi faibles. Le sentiment d’être contraint produit une perte de confiance collective, donc l’obsession des droits et de la plaignance. D’où notre paralysie, nos rétractions, nos fractures ethniques et sociales. Sans vue d’avenir, sans autre but qu’elle-même, l’Europe fatalité n’est pas un objet politique nouveau mais un objet antipolitique, une instance de contrôle et d’encadrement dont l’extension étouffe le civisme.

On nous a fait peur cet été avec le danger que l’Europe instituée n’« éclate », manière de nous faire oublier les effets de sa routine sans fin. Peut-on espérer que, nous libérant d’une obsession peu productive, la campagne présidentielle déborde le débat habituel, « plus ou moins du même », mais fasse apparaître cette nouveauté, une Europe qui se définisse selon des buts et non par toujours plus d’institutions.
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Paul Thibaud est philosophe et ancien directeur de la revue Esprit.


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