Regards sur la corruption - Montréal, ville vicié

Revue de l'histoire de Montréal

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Roman policier ou réalité montréalaise ?

Autres temps, mêmes moeurs, ou presque. Et aux maux persistants, les mêmes remèdes obstinés. D’abord des pressions publiques, relayées par les médias. Puis une commission d’enquête et des recommandations plus ou moins appliquées par la politique. Et finalement, tout recommence.
La corruption fait de nouveau l’objet d’un examen ici, maintenant. Comme elle l’a été dans les années 1970 avec la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO). Comme elle le fut avec les enquêtes Taschereau (1905), Cannon (1909) et Coderre (1924-1925). Comme elle l’était avec la commission Caron (1950-1953).
Le Devoir se trouve alors au centre de la mécanique contestataire. Du 28 novembre 1949 au 18 février 1950, le journal publie en feuilleton, à peu près quotidiennement, environ soixante articles de l’avocat Pacifique « Pax » Plante, sous le titre « Montréal sous le règne de la pègre ». L’ancien directeur adjoint de la police y défend sa réputation tout en étalant des détails juteux et croustillants sur la tolérance policière de la corruption à Montréal.
Ce système se résume à « six règles de la protection ». Elles assurent que les maisons de jeu ou de prostitution sont prévenues avant les descentes (1), que la police n’arrête jamais les tenanciers (2), ne saisit pas le matériel (3), ne porte pas d’accusation (4), n’enquiquine pas les propriétaires des locaux loués (5) et ne ferme pas les lieux de débauche (6).
« Dans cette “ comédie du cadenas ” que raconte Plante à ses lecteurs à la fois scandalisés et amusés, les stratagèmes les plus farfelus avaient cours : cadenas posés sur des portes d’armoires ou de toilettes, sur une seule des diverses issues d’un immeuble, sur des subdivisions fictives construites à la hâte, etc., pendant que les activités illégales continuaient tout à côté », note l’historien Mathieu Lapointe, dans sa thèse de doctorat sur les campagnes de moralité publique à Montréal des années 1940 à 1954. « Le comble étant que les policiers étaient tenus de vérifier chaque jour que ces cadenas inutiles restaient bien en place. »
La thèse déposée à l’Université York de Toronto en décembre 2010 examine en profondeur la campagne qui a finalement conduit au pouvoir Jean Drapeau, maire omnipotent resté aux commandes pendant les trois décennies suivantes (1954-1957, 1960-1986). « Cette période charnière appartient à la légende de Montréal et au grand récit de sa modernisation, voire celui de la province », résume M. Lapointe, qui est maintenant chercheur à l’Université McGill et chargé de cours à l’Université de Sherbrooke. « Cette histoire fascine les Montréalais et les Québécois depuis longtemps, ajoute-t-il. Dans l’imaginaire québécois, c’est une sorte de roman policier montréalais, une histoire de policiers et de criminels, de demi-monde scandalisant les petits-bourgeois conservateurs de l’après-guerre, mais aussi de “ lutte juste ” contre l’influence de la pègre en politique. » Il décrit aussi un lieu de mémoire, ou, en tout cas, un passage obligé de l’histoire du Québec.

Montréal, ville ouverte
La réputation sulfureuse de la Las Vegas du Nord traîne depuis deux siècles. Les campagnes récurrentes pour « nettoyer » la « ville ouverte » ont connu un premier point d’orgue avec l’enquête Coderre de 1924-1925, sans toutefois mener à des réformes majeures. Le second point culminant a par contre réussi après les recommandations du juge François Caron.
Cette enquête cristallise l’époque comme la commission Charbonneau pourrait bien fixer la nôtre. La tenue des travaux s’échelonne de septembre 1950 à avril 1953, les contestations juridiques et des difficultés politiques ayant forcé plusieurs interruptions et le recours au financement populaire des travaux, qui coûteront la somme exorbitante pour l’époque de 500 000 $. Au total, au cours de 373 séances, la commission jugera 63 accusés et entendra 373 témoins.
Plusieurs interprétations tentent d’en faire une histoire de gangsters (c’était la thèse des téléromans historiques Montréal, ville ouverte de Lise Payette et Montréal, P.Q. de Victor-Lévy Beaulieu), un chapitre de la répression de la prostitution, une lutte moraliste et catholique, voire une simple affaire d’ambition politique hypocrite.
L’étude savante de M. Lapointe, intitulée Le comité de moralité publique. L’enquête Caron et les campagnes de moralité publique à Montréal, 1940-1954, se distingue en s’intéressant à la « régulation morale » en particulier et à l’histoire des idéologies au Québec en général. Le travail met l’accent sur l’identité et le discours des réformateurs positionnés dans leurs contextes culturel, religieux et politique à l’échelle locale, nationale et internationale.
Il replace par exemple les changements québécois dans le moralisme comme phénomène courant en Amérique du Nord et dans le monde occidental, après les bouleversements de la Deuxième Guerre mondiale. Aux États-Unis, l’enquête sénatoriale Kefauver sur le crime organisé (1950-1951) amorce ses travaux quelques mois avant la commission Caron. Les débats sont télévisés et les Américains voient défiler des patrons mafieux.
« La moralité est au centre des préoccupations de la première moitié du XXe siècle, explique le docteur Lapointe en entrevue. La police et le comité exécutif sont accusés de tolérer la prostitution, le jeu, les “ vices commercialisés ”, comme on disait. Les réformateurs mettent l’accent sur les problèmes de moralité publique pour montrer que quelque chose cloche dans l’administration. C’est un symptôme. »
Ce problème a muté maintenant que l’État a la mainmise sur le jeu… Les problèmes de corruption traités par la commission Charbonneau n’ont rien à voir avec la moralité publique et tout à voir avec la moralité de la fonction publique. « À cet égard, nos problèmes actuels se rapprochent plus de ceux des années 1970 et des problèmes du début du XXe siècle, note l’historien. La commission Cannon de 1909 traitait déjà du patronage en matière de travaux de voirie. »

Plus c’est pareil…
Les parallèles abondent tout de même entre ce temps et le nôtre. La commission Caron, dont la création est également stimulée par les enquêtes journalistiques, devient aussi un grand spectacle public et médiatique. Les avocats, dont Pax Plante et Jean Drapeau, multiplient les déclarations fracassantes. Les journaux les relaient et publient régulièrement les extraits des audiences ainsi transformées en feuilleton, un peu comme RDI et LCN présentent les travaux de la nouvelle commission à la manière d’un soap politique.
Un autre lien concerne la réticence du politique à mettre en place la commission. « Il a fallu six ans pour obtenir l’enquête Caron, dit l’historien. La maintenir en vie a nécessité trois autres années d’effort. Le dépôt du rapport du juge survient une décennie après les premières demandes d’enquête. Les réformateurs ont attendu longtemps. »
Surtout, tout semble toujours à recommencer. L’histoire hoquette et l’historien le reconnaît. « C’est un peu désolant. [Le directeur du Devoir] Gérard Filion le disait déjà à l’époque : il semble que tous les vingt ans ça prenne un bon nettoyage avec une enquête pour comprendre les rouages du système de corruption. C’est un phénomène cyclique parce que, chaque fois qu’on transforme les modes de contrôle, les profiteurs du système se réorganisent et finissent par trouver des failles, soit dans l’administration municipale, soit chez les politiciens. […] C’est un problème de moralité. »

Et puis après ?
Le rapport Caron est déposé trois semaines avant les élections de 1954. Il condamne pour inconduite une vingtaine d’officiers de police (sur trois fois plus d’accusés), dont les deux directeurs du service, jugés responsables du système de tolérance amplifié par la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs élus, dont certains membres du comité exécutif, sont également épinglés sans que cette instance puisse être incriminée, le Service de police étant réputé autonome.
Et puis après ? M. Lapointe lie la formation de la commission à l’émergence d’un enjeu civique (la moralité publique) dans un contexte de déficit démocratique. Son étude montre bien que, si l’enquête judiciaire est la création du blocage et du refus des autorités à rendre des comptes à ce sujet, le changement subséquent « résultait, lui, d’une impuissance du judiciaire à régler la question, même si la caution de ce dernier a été déterminante ».
Une fois élu et réélu et encore réélu, Jean Drapeau, coresponsable du grand nettoyage, va incarner « un pouvoir paternaliste et inébranlable, vaguement mégalomane et insensible aux questions sociales, ainsi qu’un effet pervers d’un développement urbain moderniste axé sur les “ grands projets ” (Expo 67, Jeux olympiques, etc.) et l’automobile », comme le rappelle l’historien, dont une version remaniée de la thèse paraîtra chez Boréal à l’automne 2013. La persistance du crime organisé dans les années 1970 illustrée par les travaux de la CECO prouvait, au mieux, l’hypocrisie du personnage, au pire, la réalité structurelle de la criminalité dans ce pays où se rejoue le drame une nouvelle fois…
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Photo : Archives Ville de Montréal
La commission Caron, qui a pris fin en 1953, a permis à Jean Drapeau d’être élu maire de Montréal en 1954. On le voit ici en compagnie de René Lévesque, alors journaliste à Radio-Canada.


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