Qualité de la langue

Réaffirmer que la langue du Québec est bien le français (2)

Le «français québécois standard»


Quelle est la situation de la langue française au Québec ? S'améliore-t-elle, est-elle pire qu'avant, comment se compare-t-elle avec celle des autres pays d'un même niveau de développement ? Dans le dernier de deux articles, le professeur Lionel Meney de l'Université Laval esquisse des réponses et suggère des solutions.
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Notre situation linguistique est devenue si complexe que nous avons du mal à nous y retrouver entre notre langue officielle, le français, notre langue politiquement/linguistiquement correcte, résultat de décennies d'idéologie (chasse aux anglicismes, rejet des francismes, valorisation de nos particularismes, bannissement ou imposition de termes par la correction politique, etc.), et notre langue réelle, celle que nous lisons dans les journaux, entendons dans les conversations, à la radio et à la télévision. Faut-il dire des running shoes, des espadrilles ou des tennis, un plaster, un diachylon ou un sparadrap, un chercheur, une chercheure ou une chercheuse ? En réalité, nous ne sommes pas en situation de diglossie, mais de... triglossie. Il faut enseigner le français pour savoir à quel point les élèves (et les enseignants) sont mêlés dans cet embrouillamini...
Certains préconisent la reconnaissance, l'officialisation, soit d'une langue québécoise, pour les plus radicaux, soit d'un français québécois standard, pour les plus modérés. L'argument avancé pour une norme linguistique propre au Québec est l'exemple des autres langues européennes implantées en Amérique.
Certes, rien ne s'oppose théoriquement à ce que les Québécois créent leur propre norme, mais le parallélisme avec les autres langues européennes est trompeur. La masse des locuteurs n'est pas comparable : les anglophones nord-américains représentent plus de 300 millions de personnes ; les Québécois francophones, six millions. Soit 50 anglophones pour un francophone. Le rapport démographique entre la " métropole " et ses anciennes colonies est exactement inverse : les Américains anglophones sont cinq fois plus nombreux que les Britanniques ; les Sud-Américains hispanophones, 10 fois plus nombreux que les Espagnols ; les Brésiliens, 17 fois plus nombreux que les Portugais ; les Québécois francophones, 10 fois moins nombreux que les Français. Conséquence de ce rapport démographique doublement défavorable, le français québécois, contrairement à l'espagnol et au portugais sud-américains, s'est trouvé placé dans une situation d'infériorité par rapport à l'anglais. Avec les effets connus sur sa prononciation, sa grammaire, son lexique, sa phraséologie.
L'anglais joue, au Québec, son rôle de langue véhiculaire hypercentrale, langue de communication avec nos voisins anglophones et la majeure partie du reste du monde ; le français québécois, celui de langue vernaculaire identitaire, de langue de communication spontanée à l'intérieur de notre communauté, de langue qui nous distingue ; le français de référence, celui de langue véhiculaire supercentrale, assurant la communication " surveillée " dans certaines situations à l'intérieur même de notre communauté (preuve qu'il n'est pas une langue " étrangère ") et la communication avec les autres francophones, de langue qui nous rapproche, marque notre appartenance à une communauté plus large, la francophonie mondiale.
En réalité, l'intrication du français québécois et du français commun est telle qu'il est artificiel de vouloir les séparer. Cette répartition fonctionnelle des langues et variétés de langue est totalement intériorisée par les Québécois. Et cela n'est pas pour leur déplaire, car ils en tirent le meilleur parti. Officialiser une norme québécoise reviendrait à rompre cet équilibre subtil, produit de la situation géopolitique du Québec. Si rien ne s'oppose, en théorie, à ce que les Québécois définissent leur norme propre, en pratique, ce choix induirait des inconvénients plus graves que les avantages supposés.
Une solution illusoire
Les partisans d'une telle entreprise ont tendance à sous-estimer les difficultés. Il faudrait procéder à un travail d'épuration - pour ne pas dire de " purification " - linguistique. Qui serait habilité à le faire ? Sur quels critères ? Et si, après ces nécessaires distinctions entre langue parlée et langue écrite, situations de communication familières et situations formelles, etc., on se rendait compte que le français québécois standard n'est qu'une peau de chagrin... Au nom de quel principe, la société civile serait-elle tenue d'accepter les résultats de ces travaux ? On peut imaginer le moyen utilisé par les idéologues et les fonctionnaires de la langue : par le biais d'un bureau d'approbation des manuels scolaires, exit le Petit Larousse, la novlangue québécoise serait imposée à tous les petits Québécois grâce à un dictionnaire fait ici par des gens d'ici, répondant aux critères politiquement/linguistiquement corrects bien de chez nous, établis par ces mêmes idéologues. Quand la concurrence est défavorable, on impose le monopole d'État...
L'opération aurait des conséquences négatives pour les seuls Québécois. Elle creuserait le fossé linguistique qui les sépare des autres francophones, faisant d'eux les prisonniers d'un double ghetto : ghetto francophone dans un environnement anglophone, ghetto québécophone dans la francophonie. Elle n'aurait même pas l'avantage d'éliminer le problème de l'insécurité linguistique. Certes, il serait rassurant de pouvoir se dire que nous avons
notre-langue-à-nous-autres-qui-vaut-bien-celle-des-Français, mais ce nouveau sentiment de sécurité disparaîtrait vite au contact des autres francophones, parlant véritablement la langue que, partout ailleurs, on désigne sous le nom de " français ".
L'entreprise créerait une réaction négative chez ces francophones - nous ne pourrions pas prétendre à l'extérieur que nous parlons français et combattre le français à l'intérieur - et fragiliserait la position internationale du Québec. Comment pourrions-nous continuer de solliciter l'appui de la France pour lutter contre l'hégémonie linguistique et culturelle anglo-saxonne, si nous considérons la langue et la culture de ce pays comme quelque chose d'étranger, d'impérialiste ? Si elle était connue, une telle duplicité anéantirait le formidable capital de sympathie dont jouit le Québec en France.
Avant la Révolution tranquille, les Canadiens français connaissaient très bien la culture française. Aujourd'hui, les jeunes générations n'en connaissent pratiquement plus rien : toute leur culture s'est américanisée. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu'une société qui romprait ce dernier lien avec la francophonie serait vouée à une anglicisation rapide. Or, malgré ce qu'on tente de nous inculquer, le véritable désir des Québécois est de parler une langue qui se rapproche le plus possible du français standard. Quand ils achètent des dictionnaires, les Québécois se prononcent massivement pour le français standard. Il suffit de rappeler le succès des dictionnaires made in France (Petit Robert) et l'échec commercial des dictionnaires made in Quebec (Dictionnaire québécois d'aujourd'hui).
La voie de l'avenir
Depuis plus de 40 ans, nous cultivons notre différence. À l'heure de la mondialisation et d'Internet, ce n'est plus le temps de s'isoler. Il n'est même plus possible de le faire. De même que le français est exposé à l'anglais, le français québécois l'est au français de France. Où est la pire menace ? Faut-il s'employer à creuser le fossé linguistique qui nous sépare des autres francophones ou bien essayer de le réduire ? Faut-il dresser de nouvelles barrières entre les Québécois et le reste de la francophonie ? La dynamique contemporaine, nos propres intérêts montrent que nous devons lever les barrières existantes, créer un véritable marché commun linguistique et culturel. Notre marché est très petit. Il est devenu trop exigu pour nos créateurs. Or, il a deux prolongements possibles : le marché francophone international et le marché anglophone mondial. Actuellement, nos créateurs sont handicapés sur le marché francophone à cause des particularités de notre langue et de notre méconnaissance de nombreux termes utilisés partout ailleurs dans la francophonie. La tentation est grande de passer directement sur le marché anglophone.
Il faut donner un coup de barre, envoyer un signal clair aux Québécois et aux autres francophones. Faire en sorte que nos enfants et nos petits-enfants puissent communiquer en français, sur un pied d'égalité, sans complexes, avec les mêmes générations d'Européens et d'Africains francophones. Il n'est pas nécessaire d'abandonner notre patrimoine linguistique québécois, mais il faut réaffirmer que la langue du Québec est bien le français, tout le français. Cette langue a une norme, le français standard, qui se forge non pas d'une façon mystérieuse et impérialiste dans quelques salons parisiens, mais se constitue dans la bouche et sous la plume de toute l'élite francophone, peu importe la race, la religion, le lieu d'origine ou de résidence, Paris étant le carrefour par où passent la plupart de ces influences, ce qui n'a rien de scandaleux, vu son poids démographique, économique, politique et culturel. C'est une chance pour la francophonie de compter en son sein une ville de rang mondial, comme c'est une chance pour le Québec d'avoir Montréal, seconde ville francophone au monde.
Cette norme est bien décrite. Elle n'appartient à personne. Tous ceux qui le veulent peuvent y adhérer sans avoir en demander l'autorisation de personne. Elle crée sans cesse une foule de nouveaux termes, emprunte à tous les vents et admet la variation linguistique, pourvu que l'intercompréhension soit sauve. Elle permet de communiquer avec 11 fois plus de monde - pour s'en tenir à la seule francophonie européenne - , que nous ne pourrions le faire avec une norme spécifiquement québécoise. C'est pourquoi nous devrions nous approprier l'intégralité du patrimoine linguistique français ; nous fixer des objectifs précis en matière de prononciation, d'accent, de morphosyntaxe, de vocabulaire et de phraséologie ; redonner sa place au patrimoine littéraire français ; mieux former nos enseignants en général et nos professeurs de français en particulier. Sinon, nous disparaîtrons dans l'océan anglophone. Dans l'indifférence générale...


Lionel Meney
Professeur à l'Université Laval, auteur du " Dictionnaire québécois-français " (Guérin, Montréal, 1999)

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Lionel Meney13 articles

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Linguiste et lexicographe, Lionel Meney a été professeur titulaire à
l’Université Laval (Québec). Il est l’auteur du « Dictionnaire
québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones » (Guérin, Montréal, 1999) et de « Main basse sur la langue : idéologie et interventionnisme linguistique au Québec » (Liber, Montréal, 2010).





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