Québec - L’immigrant

IDÉES


Patrice Rodriguez - Montréal - Cela fera bientôt quarante ans que je suis arrivé au Québec. Plus que bien des gens nés ici que je côtoie tous les jours. Quarante ans, à Montréal, dans l’Est, à travailler dans ses usines, à vivre dans ses quartiers populaires et à participer à la vie de ses organismes communautaires. Quarante ans, sur le même sol, c’est beaucoup. Assez pour se sentir chez soi, sentiment renforcé par la présence des êtres chers, des enfants nés ici et, plus récemment encore, par celui d’être grand-père. Et pourtant, l’immigrant est toujours en moi.
J’ai obtenu ma citoyenneté canadienne depuis belle lurette. En voyage, on reconnaît mon accent québécois et je pourrais en apprendre à bien des natifs sur l’histoire de leur quartier, de mon quartier, Hochelaga-Maisonneuve : la Vickers et l’édifice du marché Maisonneuve où j’ai travaillé, l’école de Maisonneuve, rare école francophone qui relevait de la commission scolaire du Protestant School Board of Montreal (PSBM) où se sont épanouis mes enfants, les Shop Angus où mon vieil ami Bernard, solide comme un roc, a travaillé presque toute sa vie, jusqu’à leur fermeture au début des années 80. Toute une histoire, qui n’a rien à voir avec HoMa qu’on veut lui substituer.
Je me suis tout de suite senti à l’aise dans ce quartier. Probablement à cause de mes profondes racines ouvrières. Pourtant, je suis toujours un immigrant. Je le serai toujours. Car il ne faut pas confondre le statut d’immigrant et son état.
Le premier est purement administratif. On répond à des critères et des règles qui changent de temps à autre selon les politiques du jour. Le statut d’immigrant confère à peu près les mêmes droits qu’à un citoyen canadien, sauf celui de voter ou d’être représentant du peuple.
Le second découle d’une rupture irréversible qui se produit le jour où l’on part pour un autre pays, le coeur plein d’espoir, à la conquête du monde, ou l’âme en peine, fuyant la misère et la répression. Le déracinement, volontaire ou subi, n’efface pas l’histoire, la culture qui nous habite. On garde sa langue, sa musique, sa cuisine et, surtout, on est gardien, malgré nous, de la mémoire collective que nous a confiée notre communauté d’origine.

Fil indestructible
Qu’on le veuille ou non, cette empreinte est indélébile. J’ai rencontré des immigrants qui rejetaient durement leur pays d’origine, d’autres qui ne vivaient que pour y retourner, comme mon père, comme mon grand-père, immigrants eux aussi. Tous traînaient avec eux un fil qui les reliait à leurs origines. Un fil indestructible. Tous pourraient nous raconter bien des histoires, nous transmettre bien des savoirs de leur pays d’origine, de la culture dont ils sont imprégnés à jamais.
Je n’y échappe pas. J’aime le caractère des vins espagnols, le flamenco me bouleverse et le Real Madrid a toujours été mon équipe préférée. Avant même que je sache ce qu’était le soccer. Mais il y a des moments où la mémoire se fait plus vive. C’est le cas en ce moment. Est-ce la chaleur humide de ces derniers jours qui me connecte à la Méditerranée ? Possible. Est-ce la présence de Fernando Alonso au Grand Prix de Montréal, au volant de sa Ferrari « high tech » ? Je ne crois pas. Il représente pour moi un monde désincarné, symbole d’une civilisation révolue. Est-ce l’Euro 2012 qui se déroule en ce moment et dont l’Espagne est l’équipe favorite ? Même pas. Je porte un regard distrait sur les résultats. Tant mieux s’ils gagnent, bof s’ils perdent…
Non, je me sens plus immigrant que d’habitude parce que les histoires que me contaient mes parents et mes grands-parents ou celles que j’ai lues reviennent à la surface ; la persécution d’un ami d’enfance de mon père, devenu professeur, et qui, soupçonné d’être un « rouge » (un rojo), devait se présenter à la garde civile avant chaque événement officiel. Il était emprisonné par mesure préventive jusqu’à la fin des cérémonies. Pendant près de quarante ans qui ont suivi la fin de la guerre civile, sous le régime de Franco, il a été battu, torturé, humilié. Mais il a survécu. Un jour que je me promenais avec mon père, nous l’avons croisé dans la rue. Il était demeuré un être fier.
Bien sûr, il y a la fin horrible du poète et dramaturge Federico García Lorca, âgé de 36 ans, exécuté sommairement dans un fossé et jeté dans une fosse commune.
Ce soir, je ne trouve pas le sommeil. Mes pensées sont envahies par un fait divers de cette époque que j’avais presque oublié. À l’époque où les tramways serpentaient les villes, plus nombreux que les voitures, un contrôleur accueillait les passagers, sa machine à poinçonner les billets en bandoulière sur l’épaule de son uniforme. À force de recevoir la courroie de la machine à poinçonner, jour après jour, le tissu de l’épaulette s’usait, il devenait luisant.
Un jour, la garde civile arrêta l’un d’eux. Jugé coupable de subversion, il fut exécuté : l’accusation avait démontré que, son veston d’uniforme étant élimé à l’épaule, cela constituait la preuve qu’il portait un fusil.
C’était une époque noire ; la suspicion et la terreur régnaient. C’était un temps où la police disposait de tous les pouvoirs.


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