Quand les nazis s’intéressaient à l’île d’Anticosti

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Une mission de repérage pour les sous-marins allemands

À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l’Allemagne d’Hitler envisage brièvement d’acheter l’île d’Anticosti. Quatre-vingts ans plus tard, un livre intitulé «L’expédition allemande à l’île d’Anticosti» réexamine cet épisode rocambolesque, aux allures de roman d’espionnage.


À l’automne 1937, un mystérieux groupe d’experts allemands séjourne sur l’île d’Anticosti, qui est à vendre. Les visiteurs prennent des notes sur les installations. Ils mesurent la profondeur des baies. Ils explorent le golfe à bord de petits avions. Ils font des cadeaux à tout le monde.


Officiellement, le groupe vient évaluer le potentiel de la forêt, en vue de construire une usine. Mais bientôt, on soupçonne ces Allemands d’avoir d’autres projets en tête. Mine de rien, l’Allemagne d’Hitler n’est-elle pas en train de faire du repérage? Pour planifier la guerre? 


Soudain, le Québec est frappé d’une crise de paranoïa aiguë, rappelle Hugues Théorêt, dans son livre L’expédition allemande à l’île d’Anticosti. Anticosti, c’est une immense forteresse naturelle, en plein milieu du Saint-Laurent. Aussi vaste que la Corse, mais 100 fois moins peuplée. Plus de 430 kilomètres de côtes, souvent inhabitées. Bref, l’endroit idéal pour installer des caches d’armes, de vivres ou de carburant.


Le ton des journaux devient hystérique. En cas de guerre, on rappelle que les baies et les anses d’Anticosti constitueraient un refuge idéal pour les sous-marins ennemis. La nuit venue, les équipages pourraient discrètement mettre le pied à terre, le temps de s’approvisionner en eau et même — qui sait? — en viande de chevreuil. 


Selon Hugues Théorêt, le coup d’envoi est donné le 2 décembre, avec la publication d’un article de la Montreal Gazette, intitulé «Germans Negociating Purchase of Anticosti». Le journal constate que l’île se trouve à un endroit idéal «pour construire une base militaire et envahir l’Amérique». L’hebdomadaire Le Jour va plus loin. Il redoute que l’usine de pâtes et papiers serve à fabriquer un dérivé de la cellulose, utilisé comme explosif.


Au début, le gouvernement canadien de William Lyon Mackenzie King minimise l’affaire. Rien d’étonnant. Depuis des mois, le premier ministre vit une sorte de lune de miel avec… l’Allemagne nazie. À la fin juin, il a été reçu par Adolf Hitler en personne, à Berlin. On aurait dit les retrouvailles entre deux amis. Le Canadien a chanté les louanges de la politique économique du Führer. Il a tenté d’attendrir son hôte en lui montrant des photos d’un séjour à Berlin, 37 ans plus tôt.


Apparemment, Mackenzie King ne réalise pas où il vient de débarquer. En 1937, l’Allemagne d’Hitler est une dictature impitoyable, qui se prépare déjà à la guerre. Elle va bientôt avaler l’Autriche. Sans parler de ses lois racistes. Juste avant la visite de Mackenzie King, le maire de Berlin a interdit aux enfants juifs de fréquenter les écoles publiques de la ville. 


Pas grave. Hitler flatte l’orgueil du Canadien, qui ronronne comme un vieux matou de salon. Le Fürher assure que ses intentions sont pacifiques. Faire la guerre, lui? Qui pourrait croire une chose pareille? Mackenzie King est conquis. Dans son journal, il écrit que le Führer semble «un homme d’une sincérité profonde et un vrai patriote». Il le compare même à Jeanne d’Arc!


Le bon Mackenzie King flotte sur son nuage. Il invite le bras droit d’Hitler, le maréchal Hermann Gœring, à chasser le wapiti et l’ours au Canada. Entre gens civilisés, on arrive toujours à s’entendre, non?


La tempête politique se déchaîne


Finalement, les ours et les wapitis du Canada ne tomberont pas sous les balles de l’infâme Gœring. La controverse entourant la présence des Allemands à Anticosti va empoisonner les relations entre le Canada et l’Allemagne d’Hitler. Les projets de chasse seront remis à la semaine des quatre jeudis.


Très vite, l’affaire d’Anticosti se transforme rapidement en tempête politique. À Québec, le premier ministre Maurice Duplessis, joue le grand patriote. Le papa protecteur de la nation. Plus la controverse prend de l’ampleur, plus il devient intraitable. Jusqu’à ce qu’il finisse par refuser catégoriquement la vente d’Anticosti à des intérêts étrangers.


Duplessis oublie seulement de mentionner un petit détail. Au début de l’automne 1937, son propre ministère des Terres et Forêts a vendu à l’expédition allemande une quinzaine de cartes détaillées de la Basse-Côte-Nord et de la Gaspésie!(1) Plus méfiant que cela, tu confies les clés du poulailler au renard, avec en prime des épices, des oignons et une rôtisseuse.


À Ottawa, le gouvernement de Mackenzie King est inondé de lettres provenant de citoyens inquiets. En Chambre, l’opposition se déchaîne. Le premier ministre doit prendre ses distances avec l’Allemagne. En avril 1938, c’est en vain que le maréchal Gœring lui écrit pour sauver le projet d’investissement allemand à Anticosti. Le maréchal joue la carte de l’économie. Il souligne à son «ami» les avantages pour l’emploi au Canada. Peine perdue. Le charme est brisé.


Entre temps, les mystérieux Allemands ont quitté l’île d’Anticosti en catastrophe, en abandonnant une partie de leur matériel. Ça ne fait rien. La machine à rumeurs continue de fonctionner à plein régime. Il est même question d’un espion, un proche d’Hitler, qui serait venu rencontrer Duplessis et Mackenzie King.


Pour calmer le jeu, le Canada envoie un destroyer pour patrouiller sur la côte nord de l’île d’Anticosti, à l’été 1938. Ça ne suffira pas. Au cours des années suivantes, l’expédition allemande va continuellement refaire surface... 


Le groupe d’experts allemands qui est débarqué à l’île d’Anticosti en 1937 pour en faire l’acquisition


Le groupe d’experts allemands qui est débarqué à l’île d’Anticosti en 1937 pour en faire l’acquisition


TIRÉE DU LIVRE L’EXPÉDITION ALLEMANDE À L’ÎLE D’ANTICOSTI


Une torpille à Saint-Yvon


Le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale ne met pas fin à la controverse sur Anticosti. Bien au contraire. À partir de 1941, la présence de sous-marins allemands [U-boot] dans le golfe ravive les pires soupçons. Régulièrement des militaires se rendent sur l’île pour chercher des caches d’armes ou de diesel. On envisage même d’y construire une base militaire canadienne.


Il est vrai que le golfe du Saint-Laurent ne constitue pas un théâtre d’opération majeure pour les U-boot allemands. Loin de là. Mais le pire est à venir. En 1942, les U-boot s’aventurent dans le fleuve, en démontrant une connaissance des lieux qui mystifie tout le monde. Entre les mois de mai et d’octobre, ils coulent 20 navires. Une attaque se déroule au large de Rimouski, à seulement 300 kilomètres de Québec. 


En Gaspésie et sur la Côte-Nord, la guerre fait désormais partie de la vie quotidienne. La nuit, les fenêtres de maisons doivent être recouvertes, pour éviter que la lumière serve de point de repère aux sous-marins. On badigeonne aussi les phares des automobiles avec de la peinture.


Le 8 septembre 1942, en fin d’après-midi, une torpille qui a raté un navire vient exploser sur la rive, tout près du village de Saint-Yvon, en Gaspésie. «Plusieurs fenêtres aux maisons du village ont éclaté, une épaisse fumée noire a recouvert le village, des maisons ont bougé sur leur fondation au point de faire tomber les cadres accrochés aux murs à l’intérieur.»(2)


Là-bas, au milieu du fleuve, l’île d’Anticosti se retrouve au cœur des opérations. La nuit, on y entend le bruit des sous-marins qui se trouvent près de la surface pour recharger les piles de leurs moteurs électriques avec leur engin au diesel. Des années plus tard, un célèbre personnage de l’île, Charlie McCormick, écrira: «Parfois, le soir, surtout sur la côte sud de l’île, nous entendions le bruit des dynamos d’un sous-marin qui faisait surface pour recharger ses accumulateurs, mais je vis moi-même un seul sous-marin durant toute la durée de la guerre. C’était dans la baie des Ours sur la côte nord de l’île. Il resta en surface un court moment avant de plonger, mais son télescope demeura visible jusqu’à ce qu’il prenne le large.»(3) 


Hugues Théorêt, «L’expédition allemande à l’île d’Anticosti», Septentrion, 2017, 188 pages<br>


Hugues Théorêt, «L’expédition allemande à l’île d’Anticosti», Septentrion, 2017, 188 pages


L’espion parfumé au diesel


On connaît la suite. À partir de 1943, les succès de guerre sous-marine menée par l’Allemagne iront en diminuant. Même Radio-Berlin cessera de se moquer de la faiblesse des défenses canadiennes. Avec le temps, le souvenir de l’expédition allemande sur l’île d’Anticosti s’effacera peu à peu.


Au final, aucune cachette d’armes ou de carburant ne sera trouvée sur l’île. Ni même le long des côtes nord-américaines. Par contre, un géographe découvrira par hasard, en 1977, une station météo automatique allemande, à l’extrême nord du Labrador. La station «Kurt», composée d’une dizaine de cylindres, avait été installée là par l’équipage d’un U-boot allemand, en 1943.(4) 


Plus près de nous, la présence des Allemands dans le golfe a donné naissance à plusieurs légendes. Comme celle voulant que des officiers nazis soient débarqués pour se rendre à des soirées dansantes. En revanche, l’histoire de l’espion allemand Alfred Waldemar von Janowski apparaît bien réelle. Du grand-guignol.


Dans la nuit du 8 au 9 novembre 1942, Janowski débarque d’un U-boot près de New Carlisle, en Gaspésie. Mais l’espion n’a rien d’un surdoué. À l’hôtel, il se fait remarquer par son fort accent germanique. Il empeste aussi le diesel. Pour achever d’éveiller les soupçons, monsieur paye avec des billets de banque qui ont été retirés de la circulation depuis 1937.


Un peu trop bavard, l’espion prétend qu’il habite à Québec. L’hôtelier n’en croit pas un mot. Il décide d’alerter les autorités. Arrêté à la gare, Janowski passe aussitôt aux aveux. Mieux, il se met au service du contre-espionnage britannique. 


On ne sait pas comment s’est terminée la carrière de l’espion Janowski chez les Britanniques. On présume qu’avec lui, la place de James Bond n’était pas en danger.


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1. En plus d’être premier ministre, Maurice Duplessis est aussi ministre des Terres et Forêts.


2. Journal Le Phare, Volume 20 , numéro 8 — août 2012.


3. Charlie McCormick, Anticosti, Les éditions JCL, 1982.


4. La station est exposée au Musée de la guerre, à Ottawa.


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QUI ÉTAIENT LES MYSTÉRIEUX ALLEMANDS?


Après avoir consulté les archives allemandes, l’auteur Hugues Théorêt estime qu’on ne peut pas conclure «hors de tout doute» que le gouvernement nazi a voulu acquérir l’île d’Anticosti à des fins militaires. Même après avoir mené des recherches sur plusieurs membres de l’expédition, il constate que beaucoup de questions demeurent sans réponse.


«Comme par hasard, ces Allemands choisissent Anticosti, au milieu du fleuve Saint-Laurent, explique-t-il. Comme par hasard, la plupart des membres de l’expédition ne sont pas des experts forestiers. Ils semblent plus intéressés à explorer le territoire. Comme par hasard, le maître d’œuvre est un certain Arnold Agatz, un spécialiste des installations portuaires. Quelques années plus tard, son entreprise va concevoir de grands hangars où seront construits les sous-marins allemands. Finalement, comme par hasard, lorsque la guerre éclate, les U-boot connaissent le fleuve comme le fond de leur poche.»


Autant dire que 80 ans plus tard, le mystère persiste.