Pour comprendre la colère

Pierre Falardeau : 1946-2009

Pour comprendre la colère de Pierre Falardeau, il convient de se rappeler que les peuples ne meurent pas deux fois. La première fois est la bonne.
Déjà, un million des nôtres ont été avalés par l'Amérique au siècle dernier. Il en reste des traces dans les villes et villages de la Nouvelle-Angleterre: un nom de rue, l'enseigne d'un commerce, une église. Ou alors, dans une équipe de baseball ou au générique de fin d'un film hollywoodien, un Tom Maynard, une Janet Trimble.
Nous sommes un petit peuple, une petite nation, une petite culture; nous sommes, au fond, si peu au regard de l'histoire du monde. Mais allez dire à un mourant qu'il est bien peu de choses. «La mort d'un peuple, c'est aussi la mort de quelqu'un», a écrit Miron.
Une culture qui meurt, c'est un univers qui disparaît. Non, nous n'avons produit ni Dante, ni Shakespeare, ni Balzac. Nous sommes un petit peuple de paysans montés en ville. Et pourtant, il y a Miron, il y a Gilles Groulx, Gérald Godin, Pierre Perrault. Une sorte de miracle. Mais les livres n'existent que si on les lit, et les films, que si on les regarde.
Pour comprendre la colère de Pierre Falardeau, il faut se rappeler qu'un peuple peut survivre à des siècles de défaites et d'oppression, mais qu'il ne peut pas survivre à sa propre indifférence.
Ainsi, nos ancêtres auraient peiné sur des terres de misère pour rien? Ils auraient enduré ce qu'ils ont enduré dans les chantiers des autres, dans les usines des autres, pendant tout ce temps, pour que leurs descendants se laissent couler en riant, peuple à genoux devant les amuseurs de la télévision?
Pierre Falardeau aimait citer Pasolini: «Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont gentiment nommé "la société de consommation», définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n'en est rien. La télévision est au moins aussi répugnante que les camps d'extermination.»
Nous ne sommes même pas résignés. La résignation implique au moins qu'on reconnaisse le mal. Ce que nous vivons est pire.
Pour comprendre la colère de Pierre Falardeau, il faut se rappeler avec lui cette phrase de Bernanos: «La liberté n'est pas un droit, mais une charge, un devoir.»
En grande partie, l'élite de notre génération a été lamentable. Elle a tant reçu et si peu donné, embusquée derrière ses privilèges, ses droits acquis, son confort et ses REER, plus à l'aise à Paris qu'à Val-d'Or ou dans Hochelaga. À tous ces anciens gauchistes, libérés jusqu'à plus soif, revenus de tout, nostalgiques des manifs de leur jeunesse mais devenus notables, patrons de média, éditorialistes au service des puissants, il faudrait rappeler une petite phrase de Chris Giannou, médecin de guerre canadien qui a travaillé avec les Palestiniens, à qui on a demandé comment il se faisait qu'il avait conservé les idéaux de sa jeunesse. Il répondit: «C'est à ceux qui ne les ont pas gardés qu'il faut poser la question.»
Pasolini, encore: «Il se peut que des lecteurs trouvent que je dis des banalités. Mais qui est scandalisé est toujours banal. Et moi, malheureusement, je suis scandalisé.»
Ceux qui ont connu Pierre Falardeau savent que c'était un tendre, un timide, un homme attentif, curieux des autres, qui savait et aimait écouter. Un lecteur pénétrant aussi. De La Boétie à Aragon, les citations dont il émaillait ses textes feraient une magnifique anthologie de la liberté, de la responsabilité et de la résistance.
Mais voilà: le doux prenait ces textes au sérieux. Il savait ce qu'il y a de réalité dans ces phrases de Frantz Fanon, d'Aimé Césaire, de George Orwell, de Pablo Neruda. Derrière les mots, il y avait la vie des hommes, leur malheur et leur espoir. On ne joue pas avec ces vérités-là.
Alors, il s'est battu, le dos au mur. Il savait que le temps lui était compté, comme il est peut-être compté à notre peuple. C'était un homme.
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Collaboration spéciale


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