À chacun ses loisirs, à chacun sa conception du plaisir. En mai 2018, Mark Fortier entreprend, à la faveur de l’enthousiasme suscité par une boutade lancée sur les réseaux sociaux, de lire pendant un an tout ce que le sociologue et chroniqueur Mathieu Bock-Côté publiera entre les pages du Journal de Montréal, sur son blogue du Journal de Montréal, à Paris dans Le Figaro, ou ailleurs. Gros contrat.
« Il y a des journées où j’avais du mal à tout lire. J’ai trouvé ça stupéfiant, cette productivité-là, ce discours qui s’engendre lui-même. C’est un phénomène en soi : il écrit partout, tout le temps », raconte l’auteur, qui assimile, dans l’introduction de Mélancolies identitaires. Une année à lire Mathieu Bock-Côté, son exigeant marathon à celui auquel se soumet témérairement le documentariste Morgan Spurlock dans Super Size Me (manger chez McDonald’s trois fois par jour pendant un mois).
Une comparaison volontairement provocatrice, qui ne peut tenir que dans la mesure où l’on s’empresse de préciser que cette « expérience de sociologie extrême » ne visait pas à jauger les effets de la prose bock-côtienne sur le corps, mais bien sûr l’esprit humain. « Comment le monde apparaît-il à celui qui, chaque jour, s’y rapporte avec en tête les propos d’un tel agitateur ? »
Oui, mais
Premier constat : Mathieu Bock-Côté est un habile rhéteur. « C’est le maître du “oui, mais”», souligne en entrevue Mark Fortier, avant de fournir quelques exemples typiques. « La crise écologiste, c’est un problème sérieux, oui, mais les écologistes délirent. L’égalité hommes-femmes, oui, mais les féministes culpabilisent le désir des hommes. Là-dessus, il est vraiment malin comme un singe. »
Alors, que défend au juste le chroniqueur ? Un certain passé, une certaine tradition, certes, qu’il définit pourtant peu, observe son lecteur, qui assure avoir voulu le fréquenter « avec une certaine générosité herméneutique. »
« Ses chroniques sont des textes militants, qui tiennent par le sentiment. Si tu es irrité par les mêmes phénomènes, les mêmes personnes qu’il mobilise, tu vas pouvoir le suivre. C’est structuré par ce à quoi il s’oppose et, quand tu te demandes ce qu’il pense, lui, tu tombes vite dans le vide. C’est comme un ouragan : à l’extérieur, le vent arrache tout, mais à l’intérieur, il ne se passe pas grand-chose. »
Exercice à la fois caustique et sérieux, ponctué de piques ironiques témoignant d’un vigoureux sens de la métaphore pas toujours flatteuse, Mélancolies identitaires se garde néanmoins d’imiter le ton bêtement péremptoire qu’adoptent sur les réseaux sociaux certains des critiques les plus farouches de Mathieu Bock-Côté.
« Les néoconservateurs comme Mathieu Bock-Côté sont remontés contre le relativisme culturel, et le relativisme culturel peut être quelque chose de problématique, j’en conviens. Le fait que tout souci de préservation de la langue puisse passer pour du racisme, ça peut être un problème. Le constructivisme peut être débattu philosophiquement. Je ne suis pas contre, a priori, affirme Fortier. Ce qui est dangereux, c’est de faire tenir ça par le ressentiment. »
Marottes d’omnicommentateur
Malgré le pouvoir d’attraction qu’exerce sa muse, les chapitres les plus passionnants de Mélancolies identitaires sont pourtant ceux, paradoxalement, où Mathieu Bock-Côté n’apparaît qu’en spectre, et dans lesquels Fortier réfléchit à sa manière à lui aux marottes de l’omnicommentateur — la gauche, l’immigration, la langue, l’identité québécoise.
À la Foire du livre de Francfort, l’éditeur est soumis au saoulant soliloque du philosophe slovène d’obédience marxiste Slavoj Žižek, une scène proprement burlesque ayant le mérite de rappeler que « cet invincible besoin de verbiage » qui afflige notre époque n’appartient pas qu’à la droite.
C’est comme un ouragan : à l’extérieur, le vent arrache tout, mais à l’intérieur, il ne se passe pas grand-chose
« Ce qui me fait le plus peur, ce n’est pas les fake news, c’est le décrochage du langage par rapport au monde. Je pense que Mathieu Bock-Côté participe de ça. Ce que je dis, c’est qu’il faut renouer avec un langage qui soit capable d’aller toucher les choses elles-mêmes », plaide l’auteur, lui aussi sociologue, pour qui Mathieu Bock-Côté ferait « une sociologie sans société », et signerait des chroniques dans lesquelles ne surgit que trop rarement le visage du Québécois et de la Québécoise.
« Il ne va interviewer personne, il ne va pas voir les gens dont il parle et il produit énormément de tautologies, de concepts qui sont flous. Il passe pour une autorité sur le multiculturalisme, mais dire que le multiculturalisme est à la fois l’instrument de Martine Delvaux, de Francis Dupuis-Déri et de Justin Trudeau, que Foucault et Marx, c’est du pareil au même, ça ne marche pas. En fait, ça marche si tu prends tout à un très grand niveau de généralités. »
Mélancolies identitaires tient ainsi moins du pamphlet, encore moins de la condamnation, que de la réflexion sur le pouvoir délétère d’une langue maniée de sorte à la rendre perméable à une panoplie de lectures, sans que celui qui la manie ait à porter la responsabilité de l’adhésion que son discours générera chez certains lecteurs logeant aux extrêmes du spectre idéologique et politique.
« Mathieu Bock-Côté, c’est une usine à produire une phraséologie imprécise qui lui permet d’avoir l’air modéré, tout en lançant toutes sortes de signes qui font que ça peut plaire autant à François Legault qu’à Marine Le Pen. Mathieu Bock-Côté, comme bien des néoconservateurs, aime beaucoup citer Orwell. Or, rien n’est plus près de la novlangue que du Bock-Côté. »
À quand le débat ?
Assistera-t-on un jour à un débat entre Mark Fortier et son improbable inspirateur ? L’auteur préférerait pour l’instant ne pas se retrouver dans la posture de celui qui doit à la fois présenter et défendre ses idées. Joint par Le Devoir, Mathieu Bock-Côté a quant à lui dit souhaiter prendre le temps de lire l’essai avant de le commenter.
« En mars prochain, on pourra se battre dans la boue ou avoir un débat sensé, suggère Fortier. Mais c’est peut-être un défaut au Québec de vouloir que tout le monde s’aime. Pour qu’il y ait un accord, il doit passer par un tiers, par la société. Il faut qu’on ait un lieu commun, des raisons communes. Pour les trouver, il faut parler avec les gens, s’intéresser au monde dans lequel on est. Je pense que Mathieu Bock-Côté est dans un refus systématique de comprendre autre chose que le discours autoréférentiel qu’il est en train de construire, qui est un discours militant de droite radicale. C’est dommage. »