« Je cherche des livres québécois. J’aimerais ça lire plus de livres québécois », lance François Legault, la voix étouffée par son masque bleu, sur le trottoir devant la librairie Gallimard à Montréal. « Vous êtes au bon endroit », lui répond le spécialiste en résidence en matière de littérature québécoise contemporaine, Olivier Boisvert, dans une vidéo mise en ligne le 12 août dernier à l’occasion de la journée J’achète un livre québécois.
Le premier ministre repartira ce jour-là avec, sous le bras, cinq romans québécois récents chaleureusement recommandés par le libraire : Le Mammouth de Pierre Samson, Blanc résine d’Audrée Wilhelmy, Les offrandes de Louis Carmain, Désormais, ma demeure de Nicholas Dawson et L’apparition du chevreuil d’Élise Turcotte.
Comme il en a l’habitude depuis son élection en octobre 2018, François Legault publiait quelques jours plus tard (le 16 août) un bref commentaire de lecture sur Facebook et Twitter au sujet de ce dernier titre : « [Élise Turcotte] touche un sujet très actuel : le harcèlement sur les médias sociaux. La narratrice se demande comment prendre parole et dénoncer. […] Bouleversant. »
Réaction de la principale intéressée ? « Tout le monde était content pour moi comme si j’avais gagné à la loto ! » confie au bout du fil l’écrivaine « pas du tout caquiste », qui signait en 2019 ce roman dans lequel une femme subit très durement les conséquences misogynes de ses prises de parole. « Ça m’a fait beaucoup sourire. Pas un sourire cynique. Ça m’a fait sourire dans le bon sens du terme. »
Beaucoup sourire, pourquoi ? Parce que depuis le début de la pandémie qui nous afflige, Élise Turcotte s’est montrée très critique, dans ses publications sur les réseaux sociaux, de la gestion de crise du gouvernement québécois, au point, dit-elle, d’avoir été souvent rabrouée par des connaissances lui reprochant de se désolidariser de notre lutte collective contre le virus. Même s’il ignore sans doute tout de ces critiques, c’est un peu comme si le premier ministre, en apposant son sceau d’approbation sur L’apparition du chevreuil, défendait le droit de son autrice à ne pas être d’accord avec lui. La belle ironie, quoi.
« On a des idées toutes faites sur les premiers ministres et, d’une certaine manière, je pensais qu’il n’était pas censé aimer ça, ce livre-là », souligne la romancière, en faisant allusion aux idées de droite que François Legault incarne à ses yeux. « C’est le fun qu’un homme de pouvoir puisse comprendre ce qu’il y a dans ce livre, et l’aimer. »
Exprimer son nationalisme
Bernard Landry, Lucien Bouchard, Pauline Marois et Philippe Couillard étaient tous d’avides lecteurs, mais ne parlaient que rarement de littérature… de peur de ne pas apparaître suffisamment en phase avec les soucis quotidiens du proverbial vrai monde ?
Pourquoi le chef de la Coalition avenir Québec se plaît-il donc à ce point à témoigner de ses lectures éclectiques, allant d’un essai de Mathieu Bock-Côté (L’empire du politiquement correct) à un roman autobiographique d’Alexie Morin (Ouvrir son cœur), en passant par le prix Femina 2018 (Le lambeau de Philippe Lançon) ?
« C’est un peu mystérieux », laisse tomber le professeur de littérature à l’Université Laval, Jonathan Livernois, qui travaille ces jours-ci à un ouvrage sur les rapports entre littérature et politique au Québec. « On peut y voir quelque chose d’intéressé, mais j’insisterais pour dire que ça ne semble pas être seulement intéressé. Pour moi, François Legault est nationaliste sur tous les fronts. Ses commentaires de lecture, c’est une façon d’exprimer son nationalisme, de dire que cette littérature québécoise est révélatrice de ce qu’est le Québec. »
« On a de très bons écrivains au Québec et ils ont besoin qu’on les encourage », disait d’ailleurs François Legault sur les réseaux sociaux le 12 août dernier, en employant cette rhétorique du soutien (le verbe encourager) propre aux campagnes de promotion de l’achat local. Le livre et le fromage, même combat ?
Le recours à ce type d’argument tiendrait à « la pensée de François Legault [qui] est d’abord une pensée économique », fait valoir le professeur Livernois. Il rappelle du même souffle que déjà, dans les années 1920, MauriceDuplessis, alors député de l’opposition, chantait le livre québécois comme produit régional, demandant en chambre aux libéraux au pouvoir s’ils s’étaient procuré le nouveau titre de Nérée Beauchemin, un écrivain de Yamachiche, ville située dans la circonscription voisine de la sienne.
Pour moi, François Legault est nationaliste sur tous les fronts. Ses commentaires de lecture, c’est une façon d’exprimer son nationalisme, de dire que cette littérature québécoise est révélatrice de ce qu’est le Québec.
Jonathan Livernois voit aussi dans les commentaires littéraires du premier ministre une stratégie à peine voilée lui permettant d’applaudir au travail de son gouvernement, ou plus simplement de mettre en lumière ses valeurs, comme le font les présidents américains lorsqu’ils dressent leurs listes de lectures. « Il va souvent prendre le contenu du livre, en tirer un état de fait, puis s’en servir comme tremplin pour dire : “Voilà ce qu’on a fait ou ce que nous allons faire comme gouvernement pour régler ce problème.” […] François Legault balance entre un désir de bien montrer que la littérature est importante pour lui — il y a là un pari d’honnêteté, il faut le dire, sans cynisme — et une volonté de s’en servir comme tremplin pour ses actions politiques. »
En mai dernier, François Legault invoquait lors de son point de presse quotidien le roman Traverser la nuit de Marie Laberge, qui met en scène une préposée aux bénéficiaires, afin d’inviter les Québécois à prêter main-forte au personnel débordé des CHSLD.
Effets positifs ?
Les lectures du premier ministre ont-elles des effets perceptibles sur les ventes ? Selon la directrice de la librairie Gallimard, Marine Gurnade, la récente sortie de François Legault aurait généré plusieurs visites « de nouveaux clients qu’on ne connaissait pas du tout. Il touche une clientèle qu’on n’aurait pas touchée forcément ».
Élise Turcotte espère quant à elle que les nombreuses missives qu’elle a fait parvenir à des ministres et au premier ministre au cours des derniers mois, afin de dénoncer le laxisme du gouvernement quant aux impacts de la crise sanitaire sur les plus démunis, ne demeureront pas lettre morte.
« Comme il connaît mon nom maintenant, peut-être qu’il va lire ma lettre ! » lance-t-elle à la blague, sans trop y croire. « Il y a du monde qui me demande : “Comme François Legault a lu ton livre, vas-tu voter pour la CAQ ?” On ne va pas exagérer ! Non, je ne voterai pas pour la CAQ. Mais constater que quelqu’un qui n’appartient pas à la même constellation idéologique que moi peut aimer mon livre, c’est quand même agréable. »