Est-il possible de discuter d’appropriation culturelle sans que la conversation se transforme instantanément en dialogue de sourds ? Voilà l’espoir animant Ethel Groffier entre les pages de Dire l’autre : appropriation culturelle, voix autochtones et liberté d’expression, un essai (en librairie le 29 janvier) tentant de baliser un débat explosif et tentaculaire, en misant davantage sur les bémols et les nuances que sur les conclusions péremptoires et les phrases cinglantes.
Sans faire l’impasse sur les dérives qu’ont provoquées ces questions au cours des dernières années, et en dénonçant la nature parfois ridiculement expansive que revêt aujourd’hui la notion d’appropriation culturelle, l’universitaire s’applique à montrer comment un véritable processus de réconciliation, et de réparation, entre le gouvernement canadien et les peuples autochtones contribuerait à assainir ces échanges tendus. La culture, et les créateurs, paieraient-ils le prix des démissions de nos élus ? C’est la question que pose Mme Groffier en filigrane.
Inspirée principalement par l’affaire Kanata, l’ancienne professeure de droit à l’Université McGill, désormais chercheuse émérite au Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé du Québec, rappelle d’emblée que l’on a moins reproché à Robert Lepage et à Ariane Mnouchkine de s’être approprié une partie de la culture des Autochtones, que de s’être s’approprié leurs voix. Une démarche particulièrement délicate dans un contexte où les artistes autochtones peinent à se faire entendre.
Les moyens de s’exprimer
À l’instar du professeur de philosophie à l’Université de Victoria James O. Young (cité par Ethel Groffier), certains défenseurs d’une liberté de création qui ne connaîtrait pas d’opposition répliqueront ici qu'« aucun artiste n’a droit à une audience. Il la mérite s’il crée une oeuvre qui en est digne. Seule importe la valeur de l’oeuvre ».
Si ce « principe est vrai », écrit Mme Groffier, « il ne faut pas oublier l’arrière-plan de la colonisation et de la nécessité de compensation », dans lequel s’inscrivent ces débats. Autrement dit : quand il est question d’appropriation culturelle, il est aussi souvent question des violences et des injustices qu’ont endurées, et que continuent d’endurer, les Premiers Peuples. L’indignation que provoquent ces abus teinte nécessairement toute accusation, justifiée ou pas, d’appropriation culturelle. Un réel dialogue sur ces questions passerait donc d’abord par une réconciliation.
« Sauf que pour arriver à la réconciliation, il faut une réparation et elle est extrêmement lente, voire inexistante, précise l’auteure en entrevue. Une vraie réparation a été décrite dans le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996 [un rapport contenant 400 recommandations], qui disait entre autres qu’il fallait rendre leurs terres aux peuples autochtones. Ça va évidemment être difficile, pour plein de raisons, entre autres parce que les industries extractives n’aimeraient pas ça du tout. Arriver à une parfaite réparation supposerait de changer le régime capitaliste et disons que ça ne dépend pas du gouvernement canadien. »
Mais, insiste-t-elle, « on peut régler d’autres problèmes, en particulier en donnant aux artistes autochtones les moyens de s’exprimer. Quand des créateurs autochtones disent aux créateurs de Kanata « Vous nous volez l’espace pour raconter notre propre histoire », c’est théoriquement faux, parce que rien ne les empêche de la raconter eux aussi, mais en pratique, ce n’est pas faux, parce qu’il y a un nombre restreint d’éditeurs et de théâtres, et parce que les artistes autochtones ont historiquement dû se battre pour obtenir des tribunes. »
Le risque de l’autocensure
La crainte d’être accusés d’appropriation culturelle, fait valoir Ethel Groffier, pourrait cependant mener à des crispations chez les créateurs. Demander le consentement des représentants d’un peuple ou d’une communauté avant de mettre en scène un membre de ce peuple ou de cette communauté témoigne certes d’un noble désir de compréhension de l’autre, mais ne peut prévenir toutes les tensions et tous les ressacs.
Je n’irais pas jusqu’à dire comme certains que les Blancs sont coupables parce qu’ils ont des privilèges que les communautés minoritaires n’ont pas, mais on est responsables de s’informer
Ethel Groffier évoque notamment dans Dire l’autre l’exemple d’Angie Abdou, dont le roman In Case I Go (2017) raconte l’amitié entre un jeune garçon blanc et une jeune femme de la nation Ktunaxa. Malgré la bénédiction qu’elle a obtenue auprès des anciens de cette nation, l’écrivaine saskatchewanaise a fait face à de nombreuses critiques.
« Il y a un risque d’autocensure chez les créateurs qui vont se dire : s’il faut que je me livre à une consultation parce qu’au chapitre six, j’ai un personnage autochtone, c’est peut-être plus simple de ne pas avoir de personnages autochtones du tout. Ça mène à une réduction de la création artistique. »
« L’action positive fait partie de la réparation. L’autocensure, non », résume Mme Groffier dans Dire l’autre, un livre qui prêche par l’exemple en mettant en valeur les points de vue pluriels de différents écrivains autochtones, autant de fenêtres ouvertes sur une littérature, et une culture, qui peine toujours à se tailler une place au coeur des catalogues des principales maisons d’édition canadiennes.
« Je crois que les citoyens ont leur part de responsabilité, souligne la penseuse. Je n’irais pas jusqu’à dire comme certains que les Blancs sont coupables parce qu’ils ont des privilèges que les communautés minoritaires n’ont pas, mais on est responsables de s’informer. Il demeure plus intelligent d’aider les créateurs autochtones à être entendus que de restreindre la production des Blancs. Plus on donne aux Autochtones la possibilité de s’exprimer, moins ils seront amers. L’art autochtone fleurit présentement et, plus il fleurira, meilleure l’atmosphère sera. »