Malaise francophone dans la marine canadienne

Un seul des 33 navires des Forces canadiennes est officiellement bilingue

Canada bilingue - misères d'une illusion


Alec Castonguay - Le Rendez-vous naval de Québec commence ce matin, alors que la marine canadienne fête ses 100 ans d'existence. Une occasion de se pencher sur le chemin parcouru, qui semble plus ardu pour les francophones. Encore aujourd'hui, travailler en français sur les navires militaires canadiens demeure difficile, voire souvent impossible.
Ce matin, la frégate NCSM Toronto fera son entrée dans le port de Québec sous le regard attentif des curieux. Derrière la coque grise en acier, l'équipage fonctionne essentiellement en anglais, même si des francophones sont à bord.
En fait, 1 seul des 33 navires de la marine canadienne est officiellement bilingue: le NCSM Ville de Québec. Tous les autres sont unilingue anglophone et sur le site Internet des bateaux, l'avertissement est clair dès la page d'accueil: «Aux termes de la Loi sur les langues officielles, cette unité n'offre de services à sa clientèle qu'en anglais.»
La Loi sur les langues officielles a toujours été difficile à faire respecter au sein des Forces canadiennes, qui gèrent une multitude de bases dans plusieurs provinces anglophones. Malgré les progrès — l'armée injecte près de 18 millions de dollars par année pour faire progresser les deux langues officielles — le rapport interne de rendement des Forces canadiennes 2007-2008 accordait un «D» dans la section Langue de travail.
La situation est encore plus précaire dans la marine canadienne, où à peine 14,5 % des militaires sont francophones (1625 sur les 11 184 soldats de la force permanente en 2009). Visiblement, les autres corps des Forces canadiennes attirent davantage les francophones, puisqu'ils sont 31,9 % dans les forces terrestres et 24,2 % dans les forces aériennes.
Plusieurs sources militaires contactées par Le Devoir ont expliqué à quel point travailler en français sur les navires est difficile, voire souvent impossible. «Même quand le capitaine est francophone, il faut parler en anglais», explique un marin qui a préféré garder l'anonymat, de peur de subir des représailles. «On dit que tout le monde doit pouvoir comprendre et puisque les Anglos ne sont pas bilingues, il faut parler en anglais.» Parfois même entre francophones.
En octobre 2009, l'organisme Impératif français, basé à Gatineau, a porté plainte au Commissariat aux langues officielles pour des «pratiques défrancisantes et humiliantes en vigueur» au sein de la marine canadienne. Le président, Jean-Paul Perreault, affirme que son organisme a porté plainte à la suite des demandes de plusieurs citoyens et militaires.
«Si on en est là, 35 ans après l'adoption de la Loi sur les langues officielles, c'est parce qu'il n'y a pas de volonté politique, dit M. Perreault. Le français est mal traité et les francophones dans la marine doivent s'assimiler.» Selon lui, certains équipages des navires mènent carrément «une guerre linguistique» pour que l'anglais règne.
Les deux bases navales canadiennes étant situées dans les milieux anglophones de la Nouvelle-Écosse et de la Colombie-Britannique, cela ajoute à la difficulté de recruter des francophones, puis à l'épanouissement du français, même si des services administratifs sont offerts dans la langue de Molière dans les deux bases. «Les langues officielles s'appliquent partout, y compris dans les provinces anglophones. La marine devrait s'y conformer», affirme Jean-Paul Perreault.
La porte-parole de la marine canadienne, la capitaine de frégate Denise Laviolette, reconnaît que la situation «n'est pas parfaite». «Il y a encore des efforts à faire, mais ça s'améliore», dit-elle. Un projet qui vise à transformer trois navires anglophones en bateaux bilingues est en cours. «On étudie présentement lesquels pourraient avoir le statut de navire bilingue», dit Denise Laviolette.
Un Royal 22e Régiment... naval?
La porte-parole affirme qu'il n'existe «aucune directive» sur les bateaux anglophones de ne pas parler français. Toutefois, reconnaît Mme Laviolette, les francophones doivent plus souvent s'adapter aux équipages anglophones. Elle ajoute que le contexte international des missions force l'usage de l'anglais.
Dans la marine, plusieurs militaires n'acceptent pas cet argument, puisque les soldats des forces terrestres et aériennes doivent eux aussi interagir dans des opérations internationales. Pourtant, le statut du français y est meilleur.
Plusieurs marins interrogés par Le Devoir caressent le rêve de voir naître une division entièrement francophone, avec des navires basés au Québec. Un peu comme le Royal 22e Régiment le fait pour l'armée de terre. «Si on avait des unités regroupées avec un commandement entièrement francophone, ça aiderait. Non seulement le recrutement des Québécois serait plus facile, mais ça pousserait l'appareil militaire à nous respecter davantage. Le signal serait fort», dit un militaire qui a demandé à garder l'anonymat.
Mais la capitaine Laviolette doute d'une telle stratégie. «Les gens seraient sur les mêmes navires toutes leur vie, alors il n'y aurait pas beaucoup de possibilités de promotion. On serait pénalisé parce qu'on est francophone», dit-elle. Pourtant, les officiers de l'armée de terre du Royal 22e Régiment sortent de Valcartier pour aller diriger d'autres troupes, ce qui leur permet de monter en grade. Pourquoi pas dans la marine? «Il y a davantage de métiers spécialisés, alors se promener est plus difficile», dit Denise Laviolette.
Un rapport de Graham Fraser
Le Commissariat aux langues officielles, à Ottawa, n'a pas mené d'étude sur la marine en particulier, mais il vient de se pencher sur la langue d'instruction des métiers professionnels dans les Forces canadiennes. Déjà, au premier échelon, celui de l'apprentissage, l'anglais est outrageusement dominant, notamment dans la marine. Le rapport du commissaire Graham Fraser, déposé hier, note l'inconfort des recrues.
Le document cite des militaires francophones, dont l'identité est protégée. «Quand j'étudiais en anglais, ma performance était moins bonne. Cela m'a presque donné un complexe d'infériorité», peut-on lire. Ou encore: «J'ai suivi ma formation dans ma deuxième langue officielle, car je n'avais pas le choix, la marine est en anglais.»
La faible présence du français était un «thème récurrent» lors des visites du Commissariat dans les bases. Les officiers ont expliqué aux enquêteurs que les élèves doivent apprendre en anglais en raison des conventions de l'Organisation maritime internationale, qui a normalisé les communications maritimes externes des navires. Il serait donc plus sécuritaire de tout apprendre en anglais.
Faux, rétorque Graham Fraser dans son rapport. S'il donne raison aux Forces canadiennes pour les termes techniques et les manoeuvres d'urgence, il repousse l'idée de l'anglais mur-à-mur. «L'anglais devrait être utilisé pour enseigner le pilotage d'un navire, puisqu'il s'agit de la langue opérationnelle recommandée pour le maintien de la sécurité et de l'efficacité. [...] Nous croyons cependant que ce n'est pas la même chose pour l'apprentissage de la théorie et des notions de base.» Il ajoute: «Une instruction dans leur langue maternelle, conjuguée à un vocabulaire technique en anglais, au besoin, assurerait que les francophones ne seraient pas désavantagés dans leur apprentissage», peut-on lire.


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