Les enfants-sorciers, ou les croyances d’un documentariste

Tribune libre 2008


[Radio-Canada présentait, dimanche le 15 juin, un documentaire intitulé «
Les enfants-sorciers ». ->http://www.radio-canada.ca/documentaires/play-video/index.asp?idContenu=3348]Selon son réalisateur, Yves Bernard, il était
important de faire connaître l’existence des sévices subis par un grand
nombre d’enfants africains, mais aussi et surtout le fait que ces sévices
étaient le résultat des superstitions de leurs parents.
Le documentaire illustre bien le fait que, dans certains pays africains,
notamment l’Angola, le Congo et le Bénin, un grand nombre d’enfants sont
abandonnés ou maltraités par leurs parents, victimes de violence, d’abus,
de torture ou de meurtre, après avoir été accusés d’être dotés de pouvoirs
de sorcellerie maléfique et responsables de certains malheurs réels.
Le problème, c’est que, dans ce documentaire, les comportements aberrants
qui sont mentionnés ne sont jamais interprétés comme le résultat de
mécanismes sociaux similaires à ceux qu’on observe ailleurs. Tout au plus
mentionne-t-on le fait que l’Angola et le Congo ont été le siège de
sanglants conflits armés, impliquant des millions de morts. Mais quand
vient le temps de présenter les divers cas examinés, l’explication se
limite à invoquer les croyances ou les superstitions des parents, et la
seule solution envisageable serait d’éliminer ces croyances arriérées.
Or quelles sont les vraies causes de tels comportements? Sans prétendre en
fournir une explication unique et définitive, les spécialistes s’entendent
sur le fait qu’il s’agit essentiellement de causes sociales : un état de
désorganisation sociale qui ne permet pas d’intégrer les individus et les
groupes et qui engendre des sentiments de frustration, d’injustice, de
dévalorisation, de désespoir, et des comportements de criminalité, de
violence, de toxicomanies, etc. Ces mécanismes sont fort complexes mais ils
agissent de la même façon dans les divers milieux où on peut en observer
les effets. La façon particulière avec laquelle chaque culture vit ces
problèmes et les interprète varie cependant. L’un de ces systèmes
d’interprétation consiste à voir dans les malheurs vécus le résultat d’un
pouvoir de sorcellerie exercé par certaines personnes. Mais, quelle que
soit l’interprétation formulée, elle intervient après coup. Ce n’est pas
elle qui génère réellement les malheurs subis.
Dans le contexte traditionnel, la croyance en la sorcellerie était surtout
un mécanisme de contrôle et de cohésion sociale. La crainte d’être accusé
de sorcellerie, au moment où surviendrait un quelconque malheur réel
utilisable comme prétexte, suffisait à inciter les membres de la communauté
à se comporter en bons citoyens et à écarter tout risque de donner prise à
la suspicion des autres. Exactement comme la crainte des contraventions
nous incite à respecter les lois de la circulation. Mais à partir du moment
où les communautés ont vu leur ordre social détruit par des facteurs qui
sont autant externes que locaux , la table était mise pour voir se
multiplier les comportements antisociaux dont les enfants sont toujours les
premières victimes. Et ces comportements ont pu être formulés dans les
termes d’une culture traditionnelle remodelée dans un nouveau contexte.
Mais ces mêmes comportements existent malheureusement aussi dans bien
d’autres sociétés et la croyance en la sorcellerie n’y joue aucun rôle
direct, pas plus que la langue dans laquelle ils sont exprimés.
S’il faut en croire le documentaire Les enfants-sorciers, la source des
problèmes réside dans la superstition des parents. Soit, mais si « nous »
savons que c’est une pure superstition, pourquoi répéter la même chose
qu’eux et ignorer les vraies causes? Assumer que la cause des agressions
est la superstition des parents, c’est précisément une croyance, et cette
croyance est exactement de même nature que celle que le documentaire
prétend dénoncer. C’est une explication fausse, parfaitement imaginaire,
issue elle aussi d’un système culturel particulier : le nôtre.
Selon nos conceptions occidentales traditionnelles, il existerait encore
des êtres humains plus ou moins « primitifs », dont le cerveau est régi par
des principes irrationnels, à l’inverse de ceux qui sont censés faire
fonctionner le nôtre. Il s’en suit que les Autres seraient d’une nature
différente et en tout point opposée à la nôtre : parlant des dialectes
plutôt que des langues, vivant de croyances plutôt que de connaissances,
spécialistes en rituels plutôt qu’en techniques, bref des êtres dont la
pensée qualifiée d’irrationnelle découlerait d’un cerveau sans commune
nature avec celui que Nous croyons posséder et qui Nous sert en même temps
à définir l’ « Être humain » sur la base de la raison. Selon cette logique
inconsciente, ces Autres plus ou moins « primitifs » ne seraient pas
pleinement des êtres humains puisqu’ils n’en possèderaient pas les
caractéristiques essentielles. Bref une conception des différences entre
humains qui a servi de trame de fond pendant toute l’histoire coloniale.
Si on peut approuver le travail de dénonciation que voulait mener le
réalisateur de ce documentaire, il est pour le moins aberrant de constater
le caractère rétrograde du cadre d’interprétation qu’il utilise et qui
risque surtout d’entretenir et de raviver les pires préjugés traditionnels
que les colonisateurs européens ont façonnés concernant les peuples
d’Afrique.
Denis Blondin

Anthropologue
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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4 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    22 juin 2008

    MN. Blondin, par souci d'équité et pour l'équilibre des points de vue, je croyais que vous étiez pour publier ma réponse à votre envoi. Je n'ai rien vu jusqu'à maintenant.
    Revoici le texte
    Bonjour M. Blondin
    Je vous remercie tout d'abord d'avoir pris le temps de regarder le documentaire . Je dois dire tout d'abord que je n'ai pas la prétention d'avoir fait
    un document parfait et complet sur un sujet plutôt très complexe. Je prends bonne note de ces critiques et elle alimentera ma réflexion et celle de vos lecteurs.
    Tout le monde est gagnant dans cet exercice.
    Cependant j'aimerais apporter des précisions à certains de vos avancés.
    1-"la séquence de scarification du visage d'un enfant,
    très efficace pour remuer les tripes des auditeurs, n'a à mon avis rien à
    voir avec de la torture ou des mauvais traitements, ni avec l'ensemble du
    sujet que vous traitez.
    Le sujet est d'une façon générale la violence physique aux enfants. Le document s'ouvre sur des statistiques à ce propos.
    La séquence de scarification dont vous semblez traiter à la légère ( en la comparant à un tatouage) ne l'était pas. Nous étions là par hasard en train filmer quelques maisons perdues (cases) lorsque nous avons entendu un enfant crier et se débattre. Puis cet enfant s'est dirigé vers nous le visage en sang. Nous pensions qu'il était blessé.
    Un des habitants nous a indiqué que c'était le passage obligatoire pour les jeunes de cet âge pour d'une part les identifier et d'autre part pour les protéger contre le diable et les mauvais esprits. On est donc pas si loin du propos
    il y a scarification et scarification . Dans plusieurs tribus, depuis des générations on identifie de deux marques ou de léger tatouage. Mais là, il y a dérive. Des dizaines de coupures profondes dans le visage terrifié de ces bambins fait avec un lame d'une autre époque...Non seulement plusieurs pays interdisent cette pratique maintenant en Afrique mais les ONG et l'OMS font des campagnes actives pour lutter contre ces pratiques en raison de nombreux cas de sidas reliés à l'utilisation de lames. On n'est pas dans un centre de chirurgie de Montréal.
    Je ferme la parenthèse.
    Comme anthropologue, je vous invite à lire les ouvrages d 'un autre anthropologue Filip de Boeck que nous avons rencontré et qui depuis 20 ans parcourt la République Démocratique du Congo. Il a écrit plusieurs ouvrages sur les enfants sorciers , dont le 2 monde. C'est d'ailleurs lui que nous avons consulté et qui s'exprime clairement dans le reportage sur les nuances à faire pour intervenir. C'est sans doute l'un des meilleurs experts actuellement. J'invite vos lecteurs à le faire également (fort intéressant)
    Nous avons fait des recherches sérieuses pendant 6 mois avant d'aller sur le terrain rencontrer des gens qui luttent contre ces pratiques nouvelles de sorcellerie en RDC et en Angola. Des gens qui crient au Secours et qui ne sont pas que des occidentaux. Ils crient parce que l'opinion mondiale ne connaît pas ou mal cette réalité. Nous avons essayé modestement de leur donner voix et notre regard.
    C'est une tragédie sourde que vivent les enfants. Ils sont paralysés par ce qu'ils leur arrivent. Ce sont des enfants de 6 ou 7 ans qui sont brisés...plusieurs sont déjà vieux dans leur regard. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre ou si vous été témoin de ce type de drame sur le terrain? Comme anthropologue je suis persuadé qu'un séjour à Kinshasa permettrait de compléter votre perception et nous en serions tous gagnant. Il faut multiplier les points de vue.
    Le silence tue la liberté. C'est la réalité des enfants sorciers. Actuellement en RDC, un silence de plomb entoure tristement cette question.
    Notre démarche n'était pas de dire voilà les Congolais détestent leurs enfants et sont tous d'une autre époque. Aujourd'hui ce sont des congolais du terrain, des travailleurs de rues, des intervenants sociaux qui tendent la main pour les aider à avancer dans ce pénible dossier. Au Bénin, comment ne pas être secoué, estomaqué par le courage du père Bio Sanou qui lutte contre sa propre communauté depuis 30 ans pour mettre fin à l'infanticide rituel. Nous lui avons donné la parole dans la presque totalité du volet Bénin de ce document.
    Cet homme mériterait sans doute à lui seul qu'on lui consacre toute une émission.
    Nous espérons que d'autres cinéastes ou intervenants ou anthropologues comme vous prendront la relève pour aller plus loin. Les enfants en ont bien besoin.
    Je vous souhaite une bonne journée. Amicalement
    Yves Bernard

  • Archives de Vigile Répondre

    19 juin 2008

    Évidemment l'explication de monsieur Blondin est cohérente et certainement éclairante.
    Mais contrairement à monsieur La Pan, et je le dis en tout respect à monsieur La Pan, la question pour moi n'est pas de savoir si «L’anthropologie et la sociologie peuvent ou non s’allier la psychanalyse pour mieux rendre compte du malaise».
    La question est de savoir comment mettre fin à ces situations aberrantes et tout à fait inacceptables...
    Mais que tout le monde se rassure, nous allons bientôt tous nour rendormir et sombrer dans la torpeur de notre impuissance.

  • Archives de Vigile Répondre

    18 juin 2008

    Ce que vous dites est très juste et replace les ''faits sociaux totaux'' dans une perspective panoramique (360 degrés) des sociétés humaines de toutes croyances. Votre regard critique et votre prise position nous permet considérer les symptômes qui traversent ''nos imaginaires collectifs''. Il est essentiel d'analyser les équivalents que nous rencontrons ici même à travers le mythe rationnaliste.
    Il faut savoir quels nouveaux rituels sacrificiels (infanticides ou autres) et quels enjeux sont en ce moment déniés, refoulés ou démentis par nos sociétés. Entraînés que nous sommes à mondialiser, en quoi consiste le couvert de silence, la croyance en''la bonne foi '' et la '' bonne conscience''(occidentale ou autre) ?
    L'anthropologie et la sociologie ne peuvent-elles pas s'allier la psychanalyse pour mieux rendre compte du malaise ?
    Merci.
    Francis LaPan, psychanalyste.

  • Georges-Étienne Cartier Répondre

    16 juin 2008

    Lumineux !
    Je n`avais jamais lu ni pensé ça sous cet angle : j`apprends ici quelque chose d`énorme !
    Merci !