Les chemins de la liberté

Géopolitique — Proche-Orient



Comme la volonté divine, les chemins de la liberté sont mystérieux et tortueux. Quant à leur destination finale, elle est encore plus imprévisible et incertaine. La liberté se meut comme un électron libre et la difficile tâche de ceux qui la poursuivent est de la canaliser vers la liberté.
En mai 1989, la frontière électrifiée qui séparait la Hongrie de l'Autriche fut mise hors d'usage par le gouvernement parce qu'elle était défectueuse. Quelques campeurs est-allemands en profitèrent pour passer à l'Ouest. Dans la foulée, des milliers de citoyens est-allemands se ruèrent vers la liberté à travers cette brèche. Dorénavant inutile, le mur de Berlin tombait en novembre 1989 et le chancelier allemand Helmut Khol déclarait: «Le sol sur lequel repose la porte de Brandebourg est hongrois.»
En décembre dernier, le jeune Tunisien Mohamed Bouazizi s'immolait par le feu pour protester contre la dictature tunisienne. Il n'était qu'un chômeur diplômé parmi des dizaines de milliers, mais c'est sur sa tombe que poussèrent les fleurs de jasmin qui chassèrent Ben Ali.
Il y a trois semaines environ, un jeune cadre égyptien de Google ouvrit une page Facebook intitulée «Nous sommes tous Khaled Saïd», du nom d'un jeune manifestant battu à mort par la police. De retour en Égypte, le jeune homme est emprisonné durant douze jours. Son témoignage à sa sortie de prison galvanise les manifestants de la place Tahrir alors qu'on craignait que la contestation s'essouffle. Bien sûr, il n'y a rien de magiquement spontané dans ces événements, car ces étincelles se seraient éteintes dans la nuit si un brasier ne couvait pas. Elles agissent comme l'apport d'air dont un feu naissant a besoin pour s'embraser et réchauffer toute la pièce.
En 1979, ils étaient des dizaines de milliers dans les rues de Téhéran, portant la même flamme que les manifestants de la place Tahrir, assoiffés de la même justice et de la même dignité. Le shah, comme le raïs, abandonna la partie. On croyait la liberté triomphante. Elle fut confisquée par les théocrates et assassinée dans les mêmes rues en 2009 quand des centaines de milliers de personnes protestèrent contre les élections truquées et la réélection du président Ahmadinejad.
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C'étaient les pensées qui m'habitaient dans la nuit de jeudi à hier, quelque temps après les discours de Moubarak et de son vice-président. La liesse des heures précédentes s'était transformée en incompréhension et en colère sourde. Parlant de lui à la troisième personne, le président s'était présenté comme l'incarnation de la nation et le dernier rempart de sa stabilité. Il avait demandé aux manifestants de lui faire confiance pour instaurer ce qu'il avait combattu durant trente ans. Le vice-président avait ajouté qu'on avait compris les revendications et qu'il était temps pour les jeunes de rentrer à la maison. Il était quatre heures du matin ici et quand je me suis résigné à aller dormir, c'était avec les pires scénarios en tête. Des colonnes de manifestants se dirigeaient vers le palais présidentiel et le siège de la télévision d'État. Mohamed el-Baradei avait déclaré qu'il craignait une explosion. Les spécialistes évoquaient la possibilité d'une provocation délibérée qui forcerait l'armée à intervenir contre les manifestants. Pour ma part, j'y voyais une autre manifestation de l'inconscience absolue des dictateurs, de leur incapacité totale de vivre sur la même planète que leur peuple. Je n'étais pas rassuré sur la suite des choses et craignait de tragiques débordements lors des manifestations qui suivraient la prière du vendredi.
Comme tout le monde, j'avais sous-estimé la force tranquille et la confiance que confère parfois l'appropriation de la liberté. J'avais aussi mal évalué l'intelligence profonde qui animait ce mouvement et sa capacité de maintenir cohésion et ordre dans un mouvement qui, en apparence et en réalité, n'était ni structuré, ni hiérarchisé. Si les téléphones portables, les réseaux sociaux et les télévisions satellitaires avaient pu animer et remplir la place Tahrir, les rues d'Alexandrie et de Suez, ces nouveaux vecteurs de la parole libérée pouvaient aussi contribuer à maintenir la cohésion et le choix délibéré du pacifisme comme stratégie. Et c'est en partie ce qui s'est passé. Le peuple égyptien a répondu à la provocation par la défiance tranquille. «Nous ne partirons pas tant que vous ne partirez pas!» À mon réveil, la place Tahrir ne résonnait pas de coups de feu, mais du sifflement et des lumineuses explosions des feux d'artifice. Comme par hasard, on apprenait que l'Iran avait fermé les serveurs Internet et brouillé les ondes des télévisions étrangères. Les chemins de la liberté sont parfois technologiques.
Rien n'est vraiment gagné pourtant. La liberté peut encore être confisquée. L'armée n'est pas un parangon de vertu démocratique et son adhésion aux principes démocratiques ne s'est pas faite la joie dans le coeur. Comment pour l'opposition maintenir la vigilance et surtout la pression pour que la transition démocratique se réalise? C'est le prochain défi du mouvement de protestation. Quand la place Tahrir va se vider, les télévisions et les journalistes vont partir à la recherche d'une nouvelle crise. Or, c'est maintenant que l'Histoire commence. Si ce redoutable appareil répressif a dû s'avouer vaincu, c'est bien sûr à cause du courage des Égyptiens, mais aussi, contrairement à l'Iran, parce que le monde entier regardait la place Tahrir. Peut-être est-il trop tôt pour tous, Égyptiens, télévisions, ONG, de quitter la place de la Libération.


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