Afghanistan

Les Canadiens ne gagneront pas. Et mourront pour rien.

Le Canada en Afghanistan



Cinéaste et journaliste, Nelofer Pazira (à droite) revient d'un séjour en Afghanistan, où elle a pu constater le retour en force des talibans, notamment dans le sud du pays. «Kandahar est perdu, dit-elle. Les gens trouvent les Canadiens sympathiques, mais leur loyauté va vers les talibans. Ils ont pitié des soldats canadiens parce qu'ils estiment qu'ils ne savent pas se battre et croient que plusieurs d'entre eux vont mourir.»

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Les soldats canadiens mènent actuellement en Afghanistan une guerre impopulaire et inutile. C'est du moins l'avis de Nelofer Pazira, une Canadienne d'origine afghane qui revient d'un séjour à Kandahar, où la plupart de nos soldats sont déployés.
Cette cinéaste et journaliste, connue pour son rôle dans le film Kandahar, est l'une des rares Canadiennes à pouvoir se promener librement dans les rues de cette ville, deuxième en importance au pays. Elle en parle la langue, le pashto, et en connaît les coutumes.
Son verdict est sans équivoque : la ville est perdue, à l'instar des provinces du sud du pays. Les talibans en reprennent le contrôle. À moins d'un changement radical de stratégie, les Canadiens ne gagneront pas. Et mourront pour rien.
La Presse l'a jointe à Toronto.
Q Quand êtes-vous allée en Afghanistan et comment avez-vous voyagé là-bas?
R J'y suis allée en août. J'ai laissé mon passeport canadien à Kaboul avant de quitter la ville. Les talibans arrêtent régulièrement les voyageurs sur les routes. S'ils voient que vous êtes étranger, cela peut être dangereux pour vous. J'ai mis une burqa et je suis partie pour Kandahar. Je disais aux gens que j'allais voir une cousine.
Q Quelle impression avez-vous eue en arrivant?
R La situation est très inquiétante. Il y a beaucoup de soutien aux talibans. Je dirais que 90% des Kandaharis ne sont pas contre eux. Au marché, les gens disent ouvertement qu'ils préfèrent les talibans au gouvernement actuel. Ils disent que les prix étaient moins élevés lorsqu'ils étaient au pouvoir et qu'il n'y avait pas de corruption. Ils disent qu'on pouvait oublier un sac d'or dans la rue et que personne ne le volait, parce que les talibans réprimaient sévèrement le vol. Ils disent que, maintenant, tout le monde vole et qu'il y a beaucoup d'insécurité. Ils reconnaissent que les talibans ne font pas grand cas des droits de la personne, mais la population non plus : les femmes ne participent pas à la vie sociale, et les hommes n'accordent pas d'importance à leurs droits.
Q La situation s'est-elle détériorée depuis votre précédent voyage, en 2002, un an après la chute des talibans?
R De façon radicale. Selon les gens à qui j'ai parlé, elle s'est même détériorée depuis quelques mois. L'année dernière encore, ils avaient espoir que les choses allaient se tasser. Les Américains avaient apporté beaucoup d'argent, de projets. Mais dès qu'ils ont annoncé qu'ils se retiraient de la région et qu'ils cédaient le contrôle à l'OTAN (les Canadiens ont pris la relève des Américains le 31 juillet à Kandahar), les talibans sont revenus en force. Maintenant, les Afghans qui ont fait des affaires avec les étrangers ou avec le gouvernement ont peur de se faire tuer par les talibans. Il n'y a pas de reconstruction.
Q Les Canadiens ne peuvent pas marcher dans les rues de Kandahar?
R Pendant mon séjour, je n'ai vu aucun étranger se promener dans Kandahar, sauf dans des convois militaires. Les étrangers ne vont pas au bazar : c'est beaucoup trop dangereux.
Q Quelle est la situation dans les autres villes du sud du pays?
R À Panjwai, à 30km à l'ouest de Kandahar, les talibans ne se cachent pas. Ils utilisent des haut-parleurs pour inviter les soldats canadiens à se battre contre eux. Au mois d'août, des soldats canadiens se sont effectivement rendus à Panjwai, mais ils peuvent contrôler seulement le centre de la ville. Maiwand, siège de la grande défaite de l'armée britannique à la fin du XVIIIe siècle, est maintenant le centre de la résistance au gouvernement et à l'OTAN. Un habitant de cette ville m'a dit que les talibans ont émis des décrets affirmant que c'était un «devoir islamique» de tuer tous ceux qui ont travaillé pour le gouvernement ou les étrangers.
Q Pourquoi la population a-t-elle tant de ressentiment envers le gouvernement?
R Parce qu'il est totalement corrompu. Les candidats aux élections parlementaires donnaient 30$ aux électeurs pour acheter leur vote. Les soldats et les policiers arrêtent les gens pour rien et exigent de l'argent. L'exemple vient de haut. Le frère du président, Wali Karzaï, qui dirige le conseil provincial de Kandahar, est accusé de participer au trafic de drogue. Il y a quelque temps, Kandahar était une ville relativement prospère, moins pauvre que les autres villes afghanes. Il y avait de l'électricité 24 heures sur 24. Plus maintenant. La principale centrale hydroélectrique ne fonctionne plus. Les Américains ont installé des groupes électrogènes, mais ils fonctionnent au gazole et celui-ci coûte une fortune. Par conséquent, les factures d'électricité sont faramineuses.
Q Pourquoi la population appuie-t-elle les talibans contre les forces étrangères?
R Parce que ces dernières soutiennent le gouvernement. Elles ne font pas régner l'ordre et n'assurent pas la prospérité. Dans les campagnes, les troupes britanniques et canadiennes détruisent les champs de pavot. Or, cette culture (le pavot sert à produire l'opium et à l'héroïne) est une grande source de revenus. Les paysans invitent les talibans à rester chez eux, en sachant qu'ainsi, les soldats canadiens et britanniques n'oseront pas venir détruire leurs champs. En combattant la drogue, l'OTAN veut affaiblir les seigneurs de la guerre. Il aurait fallu faire ce combat lors de la chute des talibans. Les Américains ne l'ont pas fait. Maintenant, il est trop tard.
Q Et alors?
R Alors Kandahar est perdu. Du moins, pour le moment. L'OTAN dit qu'elle veut gagner le cœur et l'esprit de la population. Cette bataille est perdue à Kandahar. Les gens se sont tournés contre le gouvernement. Rien de ce qui est associé à ce gouvernement n'est apprécié. Pour l'instant, les Canadiens mènent une guerre inutile. Les gens trouvent les Canadiens sympathiques, mais leur loyauté va vers les talibans. Ils ont pitié des soldats canadiens parce qu'ils estiment qu'ils ne savent pas se battre et croient que plusieurs d'entre eux vont mourir.
Q Pourquoi dites-vous que la guerre est perdue pour le moment?
R Parce qu'il y aurait une possibilité de la gagner si l'OTAN changeait sa stratégie. Sur un plan militaire, la seule façon d'aboutir à quelque chose serait d'envoyer une force internationale pour surveiller la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan. C'est par là que transitent l'argent, les armes et bien des combattants. Les talibans ont leur base au Pakistan (à Quetta). Al-Qaeda aussi. Oussama ben Laden pourrait franchir cette frontière huit fois par jour s'il le souhaitait. C'est Al-Qaeda qui organise les attentats suicide. Je ne sais pas si ben Laden lui-même y est, mais les dirigeants d'Al-Qaeda se trouvent au Pakistan. Les services secrets de ce pays soutiennent les talibans.

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André Noël30 articles

  • 20 098

André Noël a étudié en géographie à l'Université de Montréal et en journalisme à Strasbourg. Après avoir été rédacteur à la Presse canadienne, il est entré à La Presse en 1984. Il a toujours travaillé dans la section des informations générales, où il a mené des enquêtes très variées.





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