Les années de plomb

Une analyse qui nous change des radotages de W. Johnson.



Il y a une bonne dizaine d'années, j'avais demandé au directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, à quelle occasion il avait entendu parler pour la première fois du Québec. J'étais convaincu qu'il me répondrait comme tant d'autres l'avoir découvert lors de la visite du général de Gaulle, en 1967. À ma surprise, il me répondit que c'était au moment des premières bombes du FLQ, au début des années 1960.
Ce n'est pas de Gaulle qui a, le premier, mis le Québec «sur la map». C'est le FLQ qui attira les premiers journalistes étrangers chez nous, où ils découvrirent le sort peu enviable que le Canada réservait alors à sa minorité francophone. À cette époque, le «nègre blanc d'Amérique» n'était pas une figure de style.
À l'heure des 40 ans d'Octobre 70, il est difficile de porter un jugement sur cette période troublée sans la resituer dans son contexte international. Sinon, on n'en finira jamais de gratter le bobo québécois comme si ce qui s'est passé chez nous était une tare héréditaire et un boulet à porter jusqu'à la fin des temps. Depuis l'assassinat du tsar Alexandre II, en 1881, le terrorisme, aussi appelé «propagande par le fait», est un trait de la modernité. «Qu'importent les victimes si le geste est beau», disait le poète. Il n'y a pas d'exception québécoise. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le FLQ fut une des conséquences de notre entrée dans la modernité.
Octobre 70 ne se comprend que dans le contexte de la vague terroriste qui secoua alors la planète. Alors que les guérilleros cubains et vietnamiens triomphaient de l'oncle Sam, toute une jeunesse instruite, pourtant née dans le confort de l'après-guerre, allait sombrer dans l'idéologie et la violence.
Mettons de côté les mouvements de libération algériens, palestiniens et sud-américains, dont le contexte est en partie différent. En Europe, ces «années de plomb» seront marquées par une violence gratuite sans précédent. En Allemagne, la Fraction armée rouge fera des dizaines de victimes et de nombreux carnages. Elle enlèvera de grands patrons et des hommes politiques. Elle investira même l'ambassade d'Allemagne à Stockholm, exécutant froidement deux diplomates.
En Italie, le terrorisme d'extrême droite et d'extrême gauche fera 362 morts et 172 blessés. Les Brigades rouges kidnapperont et assassineront l'ancien président du Conseil Aldo Moro. Elles seraient responsables de la mort de 75 personnes. En France, le groupe Action directe commettra plus de 80 attentats et assassinera le général Audran, responsable des ventes d'armes françaises à l'étranger, et Georges Besse, p.-d.g. de Renault. Même aux États-Unis, les Weatherman organisèrent une vingtaine d'attentats. Un autre groupe kidnappa la fille du millionnaire William Hearst. Sans parler des 825 morts de l'ETA basque en plus de 40 ans. Même la paisible Belgique ne sera pas épargnée.
Ce n'est pas l'existence du FLQ qui est surprenante, c'est son absence qui le serait. Surtout que, parmi la plupart de ces mouvements, il fut parmi les rares à dénoncer une oppression réelle, celle des Canadiens français d'alors. Il ne s'agit pas d'exonérer quiconque de l'«inhumanité» que dénonça à juste titre René Lévesque. Mais, même sous cet angle, le terrorisme québécois aura fait moins de victimes et duré moins longtemps qu'ailleurs. De plus, jamais le FLQ ne sombrera dans la démence nihiliste qui s'installera progressivement dans les mouvements terroristes européens et qui consistera de plus en plus à viser des innocents sans le moindre lien avec la cause que l'on prétend défendre. Un délire aujourd'hui porté à son comble par le terrorisme islamiste.
Vu d'Europe, ce qui distingue le FLQ, c'est son refus de franchir cette frontière. La demi-douzaine de victimes du FLQ semblent toutes plus ou moins «accidentelles». Répétons-le, il ne s'agit pas d'exonérer le FLQ de ses fautes impardonnables, mais de reconnaître que son action fut sans commune mesure avec celle de ceux qui, aujourd'hui encore, lancent des bombes dans une foule innocente.
Au fond, même chez les felquistes, on retrouve la trace de ce pacifisme extrême que l'Église a inoculé aux Québécois pendant des siècles. On verra d'ailleurs un des leaders du FLQ, Pierre Vallières, revenir à Dieu. Dès 1972, Pierre Vallières et Charles Gagnon auront le courage de rompre avec la violence, épargnant au Québec les attentats qui vont se poursuivre en Europe jusqu'en... 1989! Mais surtout, René Lévesque trouvera les mots capables de canaliser la révolte de toute une génération. Ce n'est ni le lieutenant Giguère ni Pierre Trudeau qui ont vaincu le terrorisme au Québec, mais nul autre que René Lévesque.
Paradoxalement, ce n'est pas non plus le FLQ qui a tué l'indépendance. C'est plutôt cette ambivalence congénitale qui nous a à la fois protégés de l'extrémisme, mais peut-être aussi empêchés de choisir notre destin. Peu importe le nombre de morts, il restera toujours à comprendre comment une partie de la jeunesse occidentale la plus instruite et la plus favorisée de l'histoire a pu être embrigadée à ce point dans des idéologies totalitaires, jusqu'à instrumentaliser la vie humaine. Cela, aucune théorie de la manipulation ne nous l'expliquera.
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crioux@ledevoir.com


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