Flairant une affaire peut-être fatale aux conservateurs — tel le scandale des commandites pour les libéraux —, d'aucuns réclament une enquête sur le télémarketing électoral du 2 mai 2011. Et déjà, au seul mot de robocall, craignant le même sort que ces publicitaires liés au cabinet de Jean Chrétien, des firmes proches du parti de Stephen Harper se débattent comme des diables dans l'eau bénite. Les démocrates du pays gagneraient à entendre leur discours.
Pas moins de 14 conservateurs avaient, au scrutin du 2 mai, confié la mobilisation des électeurs à une firme liée au Parti républicain, Front Porch Strategies, basée à Columbus, en Ohio. Cette organisation, qui se fait fort «d'atteindre les circonscriptions et de prendre contact avec les électeurs», s'attribuera sans état d'âme la victoire de ses clients canadiens. «In May's federal elections, Front Porch Strategies won all 14 of their races.»
Le Parti conservateur manquait peut-être de ressources pour gagner à Ottawa cette majorité tant souhaitée. Mais des firmes canadiennes proches du parti maîtrisaient déjà fort bien de nouvelles techniques de collecte de fonds. Leur caisse électorale a vite déclassé celles de leurs rivaux. Le PC fut un bon élève de l'International Democratic Union, qui regroupe aussi les républicains des États-Unis, les conservateurs de Grande-Bretagne et des libéraux de centre-droit d'Australie.
Mais d'où qu'elles viennent, ces firmes ne manquent pas d'afficher un code d'éthique. Aussi, quand Research Campaign, bien avant le 2 mai 2011, fit des appels dans Mont-Royal relayant une rumeur de démission d'Irwin Cotler et d'élection complémentaire, le député libéral saisit les Communes de cette étrange enquête. Il croyait qu'on voulait entraver son travail en Chambre. Il se trompait. Research Campaign vise plutôt à éliminer ce qu'il reste de libéraux au Canada.
Son partenaire principal, Nick Kouvalis, n'allait pas s'excuser, en effet, d'être une firme de sondage conservatrice. «Nous avons fait des dizaines de millions de communications à partir de notre centre d'appels, et il n'y a jamais eu de plaintes contre nous», a-t-il alors déclaré à la chaîne PostMedia. «Nous sommes dans le business de faire élire des conservateurs et de mettre fin aux carrières libérales. Et nous y excellons.»
Tout en réprouvant la fraude électorale, le fondateur de cette firme, Richard Ciano, n'a pas fait mystère, lui non plus de sa mission. Ce weekend, lors d'un networking conference du Centre Manning, ce «technicien» de la communication a évoqué ses expériences de campagnes à tous les échelons politiques. Proche de Stephen Harper, il a livré un message sans aucune ambiguïté sur la révolution conservatrice au Canada.
Pour gagner, a-t-il expliqué aux participants, «nous avons besoin de communiquer notre message directement aux électeurs, sans le filtre des grands médias». Non que ces médias soient de gauche. Leur perspective est plutôt «élitiste». Ils trouvaient Stephen Harper trop dépourvu de charisme pour devenir premier ministre. Et Rob Ford, trop balourd pour gagner la mairie de Toronto. Et ils écartent encore Tim Hudak, qui marche pourtant vers le pouvoir à Queen's Park.
Il n'y a qu'un seul moyen d'obtenir ces victoires, selon Ciano. C'est de «maîtriser les mécanismes de la communication directe avec le vaste bassin des électeurs potentiels». Les envois directs et les publicités à la télé, c'est bien, les assemblées téléphoniques aussi, mais ce qui est crucial pour gagner, c'est de prendre contact avec les électeurs «dans un dialogue direct et non filtré». Voilà pourquoi, dit-il, les libéraux et les néodémocrates, qui n'ont su en faire autant, crient à la fraude!
C'est ainsi que Campaign Research explique la soudaine avalanche des plaintes à Élections Canada, comme si les électeurs s'étaient soudain souvenus, neuf mois après la campagne, avoir reçu des appels préenregistrés de nature douteuse. Le succès des conservateurs proviendrait plutôt de l'application électorale qu'ils ont su faire du Customer Relationship Management (CRM), cette approche devenue essentielle dans le monde des affaires.
Et Ciano de dénoncer ces libéraux et néodémocrates qui voudraient, comme autrefois des groupes marginaux, instaurer un système «à la soviétique», interdisant aux partis d'employer le téléphone ou de parler directement aux électeurs. Déjà. en Grande-Bretagne, ces gens-là ont réussi à faire bannir de la télé les annonces politiques. «Ne laissons pas la faiblesse et l'insécurité du PLC et du NPD permettre que le Canada en vienne à cela.» Le mouvement conservateur, le Canada et la liberté en sortiraient appauvris.
Le conférencier n'a pas expliqué en quoi le dialogue avec un ordinateur contribuait à l'information des citoyens, ni comment moins de débats ouverts dans les médias inciterait à une participation accrue aux scrutins. Par contre, il appert que le peuple des abstentionnistes est surtout composé de gens peu renseignés et vulnérables aux messages simplistes. La principale fraude électorale ne serait-elle pas alors de faire voter ces gens-là, plutôt que de décourager les adversaires de se rendre aux urnes?
À ce weekend d'Ottawa, les journalistes étaient rares, écrit Susan Delacourt, rédactrice sénior au Star de Toronto. Mais la télé et la presse écrite, ces «filtres» inopportuns, n'ont rien à craindre. À l'écran géant, un flash d'ouverture qui louait SunMedia «pour tout ce qu'on y faisait» envers la cause conservatrice a suscité les applaudissements. Des effigies de personnalités de Quebecor étaient aussi distribuées. À quand une résolution unanime de l'Assemblée nationale félicitant la Caisse de dépôt pour ce placement stratégique dans la robocratie en marche au pays?
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
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