L'élection du 2 mai

S'agirait-il de coups bas venus des États-Unis?

Si ces dirty tricks et leurs auteurs ne sont pas bientôt sanctionnés, c'est l'intégrité du gouvernement et la crédibilité de la justice qui y passeront à leur tour.

Robocall - élection fédérale du 2 mai 2011 volée



Victoire de Stephen Harper, déroute du Parti libéral, effondrement du Bloc et tsunami du NPD au Québec: les médias abasourdis en ont oublié qu'avant le scrutin du 2 mai, Élections Canada avait reçu déjà des plaintes pour irrégularités. Dès novembre, un tribunal d'Edmonton était saisi d'une requête officielle alléguant des fraudes. Il fallut pourtant attendre des mois pour que l'affaire des robo-calls éclate. Qualifié d'abord de «salissage» sans fondement, le scandale prend, depuis, l'allure d'une crise politique.
L'ampleur des entorses à un droit aussi fondamental que le droit de vote risque de discréditer le système électoral. D'après un ancien directeur général des élections, Jean-Pierre Kingsley, une telle fraude serait en effet sans précédent. L'afflux récent des informations oblige même Élections Canada à confier des enquêtes à d'autres services. Si ces dirty tricks et leurs auteurs ne sont pas bientôt sanctionnés, c'est l'intégrité du gouvernement et la crédibilité de la justice qui y passeront à leur tour.
En avril 2011, en cours de campagne, Élections Canada avait ouvert une enquête. Des candidats libéraux en Ontario signalaient que des appels faits à des heures incongrues harcelaient des électeurs tenus pour des sympathisants. Au même moment, CBC News (le pendant de Radio-Canada) tentait de vérifier ces incidents-là dans huit de ces circonscriptions, ainsi qu'à Egmont (Île-du-Prince-Édouard) et Saint-Boniface (Manitoba). Sans toutefois parvenir à en identifier les auteurs.
Candidat dans Toronto-Centre, Bob Rae disait alors à des journalistes que ces appels devaient venir d'un «autre parti», sans toutefois mentionner le Parti conservateur. Un candidat dans Gatineau, Steve MacKinnon, visant les conservateurs, notait que ces appels survenaient surtout dans des circonscriptions où la lutte était serrée. CBC News rapportera cependant que des conservateurs et des néodémocrates ont aussi été «bombardés» de tels appels.
Dès cette campagne, deux allégations auraient dû attirer l'attention. D'abord, un porte-parole conservateur, Alykhan Velshi, niant que le PC soit mêlé à ces appels, déclarait: «Le seul parti qui ait accès à la liste des membres du Parti libéral, c'est le Parti libéral.» Des libéraux n'auraient-ils pas fait ces fameux appels? Le parti, rétorquait alors un conseiller libéral, n'est pas incompétent à ce point! Nul bénévole, vérification faite, n'avait non plus fait d'appels aussi bizarres. Question: qui donc aurait mis la main sur la liste libérale?
Ensuite, chose non moins étrange, un candidat libéral dans Haldimand-Norfolk, Bob Speller, affirmait à CBC News que ces appels dans sa circonscription empruntaient... sa propre voix! Qu'un «passeur de télégraphes» aille voter au nom d'un citoyen inscrit sur la liste électorale fut longtemps pratique courante. La «supposition de personne» tend néanmoins à disparaître. Mais personnifier un candidat, l'innovation étonne. Question: quel studio professionnel a trafiqué la voix d'un candidat?
Au Canada, la Gendarmerie royale avait autrefois copié la liste des membres du Parti québécois. Pour une bonne cause, bien sûr: détecter des taupes du PQ à Ottawa, voire recruter des militants vulnérables comme informateurs pour la sécurité fédérale. Un agent de la GRC, rédacteur d'un communiqué du FLQ, fut aussi découvert lors d'une Commission d'enquête. Enfin, une fausse fuite de capitaux eut lieu pour effrayer des électeurs au Québec. Mais rien de comparable aux coups bas de l'élection du 2 mai 2011.
Or, un autre incident aurait pu ouvrir une piste inédite. Dans Brompton-West, près de Toronto, un militant libéral, Rachpal Singh Grewal, fut accusé, en avril, d'avoir volé une pancarte conservatrice. Sommé de comparaitre le mois suivant, il prétendit que la pancarte avait été «plantée» dans son auto. Ou bien il mentait, ce dont un libéral est bien capable, ou bien il avait eu droit à un dirty trick à l'américaine. L'Oncle Sam, en effet, n'a-t-il pas banalisé en politique le ratfucking du temps de guerre?
La piste américaine vaut en tout cas d'être explorée. Le Citizen d'Ottawa, journal qui a attaché le grelot des faux messages de source obscure, interviewait récemment Joseph Cummings, un spécialiste des coups bas partisans aux États-Unis. Auteur de Anything for a Vote: Dirty Tricks, Cheap Shots, and October Surprises, Cummings s'est dit fort surpris du «degré joliment élevé» de ces tactiques au Canada. Deux exemples se rapprochent des incidents canadiens.
Sous Nixon, des républicains avaient recruté des Noirs de Harlem pour faire des appels tôt le matin ou tard en soirée à des démocrates, discréditant ainsi ce parti tout en jouant contre lui la carte des peurs raciales. Plus récemment, des gens de George W. Bush, alors en quête de la candidature républicaine, téléphonaient aux membres du parti en Caroline du Sud, répandant le bruit que son rival John McCain avait eu une fille illégitime noire! Mais le coup du bureau de scrutin déménagé serait une innovation canadienne.
Les conservateurs ne sauraient être coupables de telles pratiques par association avec leurs homologues républicains. Mais ils ont trop fréquenté ce parti reconnu pour son absence totale d'intégrité électorale pour ne pas attirer les soupçons. Les conservateurs du Canada n'ont pas le championnat des pratiques antidémocratiques. Mais le fanatisme idéologique et la soif du pouvoir pourraient bien avoir ouvert la porte aux abus que leur prêtent les partis d'opposition.
Les conservateurs honnêtes auraient intérêt à favoriser une enquête indépendante.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


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