Le Rocket, tel qu'en nous-mêmes

Benoît Melançon propose une histoire culturelle de Maurice Richard

Les yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle - Benoît Melançon


Titre VO : Les yeux de Maurice Richard, Une histoire culturelle

De temps à autre, pas trop souvent parce que ça deviendrait lourd, les collectivités aiment à se fabriquer des intouchables. Des plus grands que la réalité elle-même, cette foutue réductrice, le fut jamais. Des êtres à propos de qui on pourrait dire, contrairement à ce que prétendait Destouches dans Le Glorieux (tiens donc), que l'art est certes difficile, mais la critique malaisée. Il existe des mots pour désigner pareil phénomène: mythe, icône, légende, héros. Et qu'est-ce qu'on en abuse, dans notre vaine quête de sens.


Souffrez quand même qu'on ramène à votre bon souvenir le premier de cordée de l'imaginaire national qui veut faire l'ascension de ses turpitudes passées pour mieux les piétiner : Maurice Richard. Le Rocket (au surnom anglais), le fantôme du Forum en chef, le plus solide mais aussi le plus meurtri des bras à tendre le proverbial flambeau, la figure emblématique de tout ce qu'on voudra et sans doute d'un peu plus aussi. Maurice Richard dont on pouvait légitimement penser que tout avait été dit à son sujet, y compris et peut-être surtout ce qui n'était pas vrai.
Mais Richard a tellement occupé l'espace public en son temps -- et après -- qu'il en restait un grand bout à défricher, une tâche quasi monastique à laquelle s'est attaqué Benoît Melançon, prof d'études françaises à l'Université de Montréal, spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle ( !) et déjà auteur, notamment, du coloré Village québécois d'aujourd'hui. Résultat : Les Yeux de Maurice Richard, une reconstitution de l'«histoire culturelle» façonnée autour de l'homme, fruit d'un travail de recherche colossal, qui n'est pas une autobiographie et encore moins une apologie. Une tentative de comprendre comment, et pourquoi, on fait, et on a fait, d'un homme, de cet homme, d'un «simple» hockeyeur, le personnage hors de toute mesure, y compris dans son ordinaire, qu'il est devenu malgré lui, même pour ceux qui ne l'ont pas connu ni jamais vu jouer.
Culturelle ? On pourrait presque dire cultuelle tant l'histoire confine au religieux dans une société qui a carburé à la foi, puis l'a abandonnée tout en en gardant cependant les repères. L'annonce est d'ailleurs faite dès la page frontispice : une photo de Richard publiée par le magazine américain Sport en avril 1955 et qui est calquée, volontairement ou non, sur Le Martyre de saint Sébastien, une peinture baroque du XVIIe siècle de Luca Giordano. Puis suivent près de 300 pages d'un récit minutieux, tantôt drôle, tantôt dramatique, toujours lucide, où on suit avec étonnement le parcours de «l'idée Maurice Richard», que n'hésitent pas à exploiter le théâtre comme le fabricant de teinture à cheveux, le moralisateur comme le chansonnier, le journal comme le simple fan soucieux d'en découdre avec les autorités (personne n'a oublié l'émeute de mars 1955, quand même).

Benoît Melançon lui-même confie n'avoir aucun attachement particulier pour Maurice Richard, ayant plutôt eu pour idole Guy Lafleur, et s'être largement éloigné du hockey depuis de nombreuses années en raison de l'ennui distillé par le sport jusqu'à la «nouvelle» Ligue nationale, dont il dit toutefois attendre encore des preuves; on le comprend. Et cela est une excellente chose. Car à de rarissimes exceptions près, on le voit du reste éloquemment dans son bouquin, le commentaire sur le personnage au fil des ans n'a pas particulièrement fait dans la nuance. On se retrouve donc avec un portrait, disons, moins subjectif, duquel le lecteur peut tirer ses propres conclusions. Le miroir n'est pas retourné, simplement nettoyé.
L'historien de la culture, note Melançon en épilogue, «n'a pas à critiquer un homme, mais à comprendre ce qu'une société, depuis une soixantaine d'années, a voulu faire de cet homme, ce que le Québec et le Canada ont voulu investir dans la figure de Maurice Richard. Pareille position peut mener à une forme plus ou moins revendiquée de cynisme. À force de dire qu'il voit réapparaître sans cesse les mêmes histoires, il arrive à l'interprète de donner l'impression qu'il est parfaitement extérieur à son objet et qu'il ne fait que juger, du haut de sa tour d'ivoire. Ça ne doit pas être le cas, mais c'est un risque avec lequel il doit apprendre à vivre. Il y en a de pires».
Holà : le Canada, vous avez dit ? Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans, celui-là ? Certes, il a pu chercher à récupérer à sa manière le mythe du Rocket en allant jusqu'à mettre un chandail numéro 9 au dos des billets de cinq dollars, mais il est le méchant dans l'histoire, non ? L'Anglais, je veux dire ? N'est-ce pas contre lui que l'émeute du Forum, peut-être prélude à la Révolution tranquille, a éclaté ? La détermination de Maurice Richard ne se posait-elle pas précisément en réaction à l'exploitation et au mépris dont il était victime en tant que francophone ? Sans doute, répond Melançon, mais il ne faut pas tout mélanger. Il existe aussi un culte pancanadien de Richard. Sa description donne d'ailleurs lieu aux pages les plus fascinantes du livre.
Les yeux, comme dans Les Yeux de Maurice Richard, renvoient évidemment au cliché, né après qu'on eut répété cent mille fois que l'homme parlait peu, très peu, mais avait dans le regard un feu capable de faire fondre les cinq joueurs qu'il se trimballait sur le dos alors qu'il s'en allait marquer un but d'une seule main contre Boston. Mais tout l'art de Melançon est là : faire vivre les clichés, et montrer qu'une société n'avait rien de mieux à faire que de les empiler concernant son icône, peut-être pour avoir à éviter de se regarder elle-même dans les yeux.
Car au fond, cette histoire est moins celle de Maurice Richard que de ceux qui l'ont porté aux nues. Peu importe quelle collectivité de référence on prend pour parler de «nous», cette histoire, c'est celle du Rocket, mais tel qu'en nous-mêmes. Il ne l'a pas choisi, ou si peu. À moins que ce ne soit là un autre cliché... ?


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