Autour de chez nous (9)

Le prix que paie l'Abitibi

Un Québec divisé ?

La dernière année politique a laissé l'impression d'un Québec divisé, voire d'une société dressée contre elle-même. Le Québec serait-il à ce point morcelé? Le débat sur les accommodements raisonnables a accéléré certains grands questionnements, favorisant au passage des querelles tout émotives et dénuées de rationalité. Le Devoir a posé la question à diverses personnalités venues de différentes régions du Québec. Sommes-nous déchirés à ce point? Voici le neuvième d'une série de dix textes.
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La question, depuis les élections, est-elle de savoir si le Québec est divisé? Vu de l'Abitibi, la question ne se pose pas vraiment. Pour sentir cette division, il faut tout d'abord qu'il y ait eu une sorte d'adhésion. Et elle n'a pas encore eu lieu.
La route qui relie la région à la vallée du Saint-Laurent date de 1939. Autrement dit, hier. Et déjà, ce territoire abritait trois mondes intégralement divisés: celui des Algonquins, réduit à l'errance. Celui des mines, cosmopolite, dirigé depuis Toronto et exclusif aux villes de Val-d'Or et de Rouyn-Noranda. Celui de l'agroforestier, peuplé d'esclaves catholiques blancs abrutis par la misère noire.
Comment ces mondes pouvaient-ils seulement parler d'une seule voix? Tout au plus n'ont-ils pu conclure qu'un pacte de méfiance collective à l'égard de tout pouvoir exogène. Pacte s'exprimant parfois sous des formes fantasques. C'est ici qu'a fleuri le mouvement surréaliste créditiste clamant: «On n'est pas à gauche, on n'est pas à droite, on est en avant!»
Je me souviens, dans les années soixante, d'une spectaculaire croisade corporatiste qui ne promouvait ni plus ni moins que la création d'une onzième province englobant l'Abitibi et le nord minier de l'Ontario. On a même eu la surprise d'être représentés par un député communiste qui n'a jamais siégé. Et les Algonquins de Kitsisakik qui ne votent toujours pas. Peut-être n'auraient-ils pas de parti politique à honorer en particulier; après 6500 ans d'occupation du territoire, ils n'ont toujours pas d'école, pas d'aqueduc et pas de système d'égouts.
Il n'y a pas trop d'illusion à se faire. Notre influence démographique diminue. Près de la moitié de la population du Québec vit désormais dans un rayon de 100 kilomètres autour de Montréal. C'est là le petit drame diviseur. Non pas que le PIB de l'Abitibi ait diminué, mais la mécanisation et l'informatisation des opérations minières, forestières et hydro-électriques ont transformé les «jobs» en «jobines». Sinon en chômage, en exil outaouais.
Injuste traitement
Aussi, ce sentiment de perte collective s'ajoute à celui, diffus, d'être injustement traité. Je ne suis pas en mesure d'estimer si l'étude du professeur Moussally de l'Université du Québec à Chicoutimi s'avère libre de tout reproche, mais, selon ce document, les Abitibiens paient en impôts, taxes, redevances et autres formules payantes annuelles, cent millions de dollars de moins qu'ils n'en reçoivent en services. (Cent millions par année, qui constitueraient, il me semble, un bon fonds de développement régional). «Pour distribuer la richesse, il faut d'abord la créer.» J'entends ça à coeur de jour. Laissez-moi vous dire que si la richesse produite chez eux avait été convenablement distribuée, les Abitibiens seraient tous riches.
En réalité, on n'appelle pas mon territoire «région ressource» pour rien. Il n'est essentiellement que ça. Dans son fascinant ouvrage Les Veines ouvertes de l'Amérique du Sud, l'essayiste uruguayen Eduardo Galeano se demande comment il se fait que l'Amérique du Sud, territoire immensément plus riche que l'Amérique du Nord, recèle une population immensément plus pauvre.
C'est que, de façon générale, les produits que les Européens ont trouvés en Amérique du Nord avaient leurs équivalents en Europe, en moins cher. Ils se devaient donc de les transformer sur place, se créant ainsi un marché intérieur sur lequel ils ont pu bâtir leur puissance. Tandis qu'en Amérique du Sud, toute la richesse naturelle demeurait exotique. On la vendait en vrac sur les marchés européens. Le rôle des Sud-Américains s'est résumé à l'extraire.
À plus petite échelle, ce principe est valable pour expliquer la situation coloniale de ma région. Et celle de bien d'autres. Sa courte histoire économique se résume, elle aussi, à l'extraction brutale, bancale et sale de ses richesses naturelles. En premier, il y avait les Indiens, dit-on. Puis les Blancs sont arrivés. Or on oublie qu'entre les deux, ce sont les compagnies à argent qui se sont installées. Elles ont obtenu, au départ, les droits exclusifs sur l'exploitation des richesses naturelles. Et les ont toujours gardés, se les transférant au gré de leurs mutations corporatives.
Même si la Constitution canadienne de 1867 accordait aux provinces la souveraineté sur leurs ressources territoriales, le Québec ne l'a réalisée que sur son hydro-électricité. Nos mines et nos forêts demeurent sous emprise étrangère; aujourd'hui suisse-allemande pour les mines et américaine pour les forêts. Or la nationalisation des ressources est essentielle. Elle offre au moins la possibilité d'introduire la société comme joueuse reconnue à la table du poker économique. Que serait-il advenu du Chili s'il n'avait pas nationalisé son cuivre, il y a 35 ans? Un bidonpays.
Un statut chèrement payé
Autre belle formule jovialiste fataliste: «C'est le prix à payer.» Eh bien, chez nous, c'est amplement payé. Nos forêts sont pelées. Nos eaux de surface sont sales. La loi des Mines, d'inspiration rhodésienne, sévit toujours, qui permet d'exproprier n'importe qui, n'importe où. Le gros gibier de toute la région est empoisonné au cadmium diffusé par l'incinérateur Horne à Noranda, dans cette ville où il faut régulièrement remplacer les pelouses du quartier avoisinant parce que les enfants bouffent du plomb. L'exploration minière patauge actuellement dans la source d'eau potable de Val-d'Or; on envisage de tasser un quartier complet de Malartic pour fouiller sous les maisons; la compagnie d'exploration Northern Star a saccagé l'été dernier le marais Piché-Lemoyne que le gouvernement voulait protéger. Et ce, sans permis. Sans pénalité non plus. C'est toujours comme ça.
Aujourd'hui, un Algonquin qui abat une épinette commet fatalement un crime parce que tous les arbres appartiennent à des compagnies. Nos grossistes en bois de construction ne peuvent même pas s'approvisionner en région, ce qui fait que le madrier plein de noeuds nous coûte plus cher que dans le reste du pays. De plus, le gouvernement vient de décider que le restant de notre bois pourra être sorti en vrac de la région. Ce bois ne sera plus assujetti à une usine particulière mais à sa compagnie globale, et pourquoi pas, finlandaise.
Je me souviens d'une conversation entre des professeurs de foresterie et des étudiants qui avaient conçu de mettre sur pied une petite entreprise à valeur ajoutée. «Oubliez ça, tout le bois est alloué», qu'ils se sont fait dire. Après on se demande pourquoi les jeunes désertent les régions. Ce sont les régions qui abandonnent les jeunes.
Beautés sauvages
Bien sûr, il nous en reste des beautés. Elles ne résident pas dans nos villes qui ressemblent pas mal à n'importe quelle autre petite ville d'Amérique du Nord. Des beautés sauvages qui plaisent aux rares esprits libres. Mais encore faudra-t-il les défendre, une par une, et se battre non pas seulement contre les compagnies, mais aussi contre le ministère des Ressources naturelles qui n'a toujours pas compris que son mandat était premièrement de préserver nos ressources et non pas de les «dispatcher» jusqu'à leur extinction.
Le parc Aiguebelle, avec ses 10 000 ans de virginité, reste encore dans la mire des minières; tout comme le splendide territoire archéologique du Kanasuta, dont le plan de protection est bloqué par un veto, lui aussi minier, de même que les bois autour des marais uniques du lac Parent, investis par les forestières aussitôt que le ministère responsable de l'environnement a voulu les protéger.
C'est fou ce qu'il faut de pressions, d'études, de négociations, d'audiences publiques pour protéger quelques hectares de beauté alors que ces compagnies se font octroyer, pour fin d'abattage, des «patches» de milliers de kilomètres carrés sur un déclic de clin d'oeil de ministre. Et sans audiences publiques. En huit ans de sparage vert, le gouvernement n'a pas réussi à protéger 8 % de son territoire. Pourtant, 92 % livrés au saccage, c'est quand même beaucoup, non? Le rapport Coulombe n'aura-t-il été qu'un rot?
Bien sûr, il nous en reste des beautés: les groupes qui s'opposent à cet état de fait; aussi, les nombreuses associations sociales et communautaires qui essaient de rendre potable, jour après jour, la vie réelle d'une large fraction de la société considérée «économiquement» inutile. Je suis toujours étonné du fait que les ministres qui débarquent ici pour saupoudrer du cash -- qu'on croirait le leur -- dirigent systématiquement leurs causeries aux chambres de commerce, ces autoproclamés décideurs golfeurs qui ne décident rien. Ces ministres devraient, des fois, parler à ces groupes sociaux qui accomplissent, eux, une vraie job de ministères régionaux.
Je pense à «Ressource pour personnes handicapées», dirigé par Rémy Mailloux, lui-même atteint de paralysie cérébrale, qui réussit avec ses 1500 bénévoles à amasser un demi-million de dollars par année pour offrir des services concrets à 1500 autres personnes. Je pense au Centre Bernard Hamel de Rouyn-Noranda, dirigé par Martine Dion, qui réussit à colmater la faim de milliers d'êtres humains. Je pense au Centre d'amitié autochtone de Val-d'Or, magistrale institution dirigée par Édith Cloutier, qui réussit à retenir un tas d'Indiennes et d'Indiens de basculer dans le cauchemar de leur condition.
Restent encore des beautés. Le ciel, la nuit. Huit épaisseurs d'étoiles. En masse pour espérer.
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Richard Desjardins, Vice-président de l'Action boréale


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