La sereine vigile du Moulin à paroles tenue sur les plaines d'Abraham les 12 et 13 septembre 2009 appartient maintenant à la mémoire collective d'où elle ne cessera, elle aussi, de nous interpeller. Nous en garderons de précieux enseignements.
1- Bien sûr, on savait depuis des décennies que le conquérant britannique n'avait qu'à demi réussi son entreprise en 1759. Car en supprimant la présence militaire française qui, au nord et à l'ouest, encerclait les 13 colonies américaines, il avait du même coup levé le seul obstacle capable de faire redouter à ces dernières les conséquences d'une rébellion armée contre la monarchie britannique.
Cette rébellion survint à peine 15 ans plus tard. Et pour se maintenir dans la demi-Amérique du Nord qui lui restait, le pouvoir britannique jugea alors n'avoir plus d'autre choix que de nous ménager un tant soit peu, en composant, vaille que vaille, avec nous pendant près de 80 ans, c'est-à-dire jusqu'à ce que s'estompe définitivement la menace américaine.
Cependant, nous sûmes -- premiers gestes de retour à la dignité de la part d'un peuple conquis -- lui imposer un minimum de conditions, notamment la préservation de notre langue, de nos manières de croire et de vivre, de même que notre droit de parole dans une assemblée parlementaire. Cette reconquête du pouvoir des mots français souvent magnifiques, parfois incantatoires, parfois lancinants qui, dans le jour et dans la nuit de l'anniversaire historique, résonnaient sur les Plaines, le week-end dernier, est le premier grand rappel fait à notre mémoire par le Moulin à paroles.
2- Au XIXe siècle, la longue lutte parlementaire de Louis-Joseph Papineau voulait en arriver à ce que les représentants du peuple n'aient pas que le droit de dire les choses, mais qu'ils décident aussi des choses. Ce qui est l'essence de la démocratie. Cette lutte conduisit à la tentative des Patriotes, écrasée par l'armée britannique en 1837 et en 1838, de faire du Bas-Canada un État souverain.
Ces événements tragiques furent suivis du rapport trop fameux du gouverneur général du Canada, Lord Durham, qui en 1839 consentait bien à recommander qu'on nous accorde un gouvernement responsable, mais à la condition préalable que nous cessions d'abord d'être nous-mêmes en renonçant à notre propre langue, et donc à notre identité. D'ailleurs, quels droits pouvaient avoir un peuple qu'il déclarait «sans histoire et sans littérature?»
En 156 textes tirés de cinq siècles d'écriture, le Moulin à paroles aura aussi été, samedi et dimanche, une énième confrontation avec le délire logique du «Milord» anglais. Ces textes nous rappelaient l'un après l'autre que, loin d'être un peuple «sans histoire et sans littérature», nous étions un peuple d'Amérique du Nord dont l'identité était façonnée par la langue, l'histoire et la littérature qui sont toujours au coeur de la conscience qu'il a de lui-même: un peuple que n'a pas encore réussi à disloquer ce «multiculturalisme» imposé en 1968 par Pierre Elliot Trudeau.
Le Québec est aujourd'hui une société d'une même culture, mais véritablement ouverte, véritablement plurielle, capable d'accueillir en son sein d'abord cette fabuleuse richesse fournie par les Premières Nations qui, tant de générations avant nous, ont maîtrisé la nature du pays et nous l'ont généreusement fait connaître. Mais aussi un peuple sans cesse nourri ensuite par le concours de tous ces hommes et de toutes ces femmes venus d'ailleurs, les Mervil, les Laferrière, les Béthune, les Cohen, les Mouawad, les Faroud, qui ont accepté, génération après génération, de se joindre à nous pour bâtir notre nation et qui sont aujourd'hui une part essentielle de notre «nous».
3- René Lévesque reconnaissait avec raison dans sa langue imagée que la Confédération canadienne de 1867 (issue d'un «Canada-Uni» où les francophones, qui constituaient au départ la majorité de la population, pouvaient encore influencer le cours des choses) n'avait pas transformé le Québec en goulag. Aussi, a-t-il toujours catégoriquement rejeté le recours à la violence comme moyen d'établir la souveraineté du Québec. Et ce, tout en soulignant néanmoins le caractère néocolonial de l'acte constitutionnel de 1982.
Car Ottawa se permettait d'y réduire unilatéralement les pouvoirs de l'Assemblée nationale du Québec sans le consentement exprès de ses membres (les fédéralistes tout autant que les souverainistes) et sans le consentement par référendum des citoyens du Québec, qui ne constituaient désormais qu'un quart de la population canadienne.
Dans ce contexte, le Moulin à paroles, tel est son troisième mérite en même temps que sa plus forte interpellation, au moment du 250e anniversaire de la bataille des plaines d'Abraham, nous a rappelé que la légitimité de l'acte constitutionnel de 1982, comme sa suite logique, la loi fédérale sur la clarté référendaire, était fondamentalement en cause et que la question de l'avenir politique du Québec restait en conséquence toujours ouverte.
Qui peut aujourd'hui, avec décence, nier que l'ultime dignité d'un peuple -- a fortiori celle d'une nation un temps conquise -- soit de décider par lui-même des institutions politiques qui seront les siennes?
***
Jacques Vallée, Diplomate à la retraite
Louise Beaudoin, Députée de Rosemont et porte-parole de l'opposition officielle en matière de relations internationales et de francophonie
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé