La mauvaise fortune surmontée

La vingt-cinquième heure

1759 - Commémoration de la Conquête - 12 et 13 septembre 2009


« Le divertissement est à même, comme on l’a vu lors du 400e anniversaire de cette ville, de prendre tout l’espace, jusqu’à inhiber la raison même de la fête; le divertissement de masse est à même désormais d’arranger l’euthanasie tranquille de la collectivité. »
***
Celui qui s’adresse à vous se voit investi de la tâche démesurée de conclure un festival de la parole au cours duquel se sont fait entendre, toutes époques confondues, les meilleurs prosateurs et poètes, accoucheurs de ce pays. Dans une époque d’impérialisme de l’image, on vient de dérouler, en paroles, le fil rouge qui traverse les 250 ans qui ont précédé la bataille des Plaines d’Abraham, et les 250 qui l’ont suivie. J’en ai comme vous la tête qui bourdonne et, saisissant à mon tour le fil de l’histoire, je voudrais, sur cette lancée, anticiper la fin de la vie en chrysalide et prévoir pour prochaine, très prochaine, l’étape du déploiement des ailes et de l’envolée.
C’est au terme des 250 premières années, remarquablement, que les voyageurs en Nouvelle-France observaient l’éveil à eux-mêmes des Canadiens comme entité cohérente. Et, parmi les considérations qui menaient la France à renoncer à ses possessions d’Amérique entrait ce qu’on nommait l’indocilité canadienne, laquelle, prévisiblement, écouterait la même inspiration rebelle que les colonies de la Nouvelle-Angleterre.
Les 250 années subséquentes ont été employées à repolir le rêve fracassé sur les Plaines d’Abraham, à lui donner consistance, à installer enfin le mouvement d’affirmation dans la raison commune. Il est significatif que nous fassions une vigile sur le lieu où nous aurions pu périr, car c’est, paradoxalement, pour y célébrer la mauvaise fortune surmontée, et puis la rénovation ininterrompue, d’une génération à l’autre, de notre volonté de disposer de nous-mêmes et, mieux encore, de prendre notre place dans le monde. Nous qui avons renversé le verdict de mort prononcé contre nous, avons appris à ne plus nous laisser définir par l’autre. Nous savons, chaque fois qu’on déclare brisé notre élan, que nos fils, nos filles s’en emparent pour l’assortir à l’impératif d’époque. N’est-ce pas bien ce que nous sommes à même de constater ici ? Et qui est bien prenant ?
Toute jeunesse est partagée entre continuité et rupture, et s’il est vrai que le refus l’habite parfois en priorité, c’est par l’impatience de trouver trop longtemps ouverts les bras qui hésitent à se refermer sur le rêve. Et chez tous les autres, le désir de nouveauté, qui habite l’humaine nature, s’emploiera à nous surprendre par la nécessité inédite qu’il donnera à un souffle qui depuis si longtemps nous habite. Ce souffle, il nous fait vivre, c’est trop vrai de le dire, dans la mesure où le souci d’avenir pour l’être culturel que nous formons nous a préservés d’un pragmatisme réducteur pour faire place aux valeurs civilisatrices que sont la dignité et la solidarité.
Dans la réunion des esprits en vue de l’objectif à atteindre, nous voyons bien qu’il y a place pour plus d’une posture, et que la complexité de la mise au monde d’un État aujourd’hui mérite qu’on considère les tenants et aboutissants de l’entreprise, qu’on pèse les outils adéquats pour le faire advenir. À cet objectif, tous les autres se rattachent et aucun ne peut prétendre s’y substituer.
Dans le transitoire, qui est la dimension où nous vivons, ce qui risque de s’affadir n’est pas la réalité, qui est mobile, mais bien plutôt le rêve, par la sanctification qu’on lui confère. Le mouvement d’un peuple vers sa pleine actualisation est une marche vers l’idéal, mais qui s’incarne dans la réalité et ses aléas. Nous le savons et n’en restons pas moins accessibles à toute remontrance, prompts sujets au repentir et aux régressions conséquentes. Ce qui mènerait quelquefois à croire qu’il faille être irréprochables pour accéder à l’État constitutionnel, hors duquel le mot nation est un vain mot, à croire que la gouverne de sa propre destinée doive se mériter par des gestes tout uniment sublimes, se réserver en somme à des êtres désincarnés.
Est-il vrai que nous ne nous permettrons jamais la franche conduite de nos affaires que lorsque nous serons des saints, lavés de toute mesquinerie, de toute compromission avec l’impur, dont est pourtant fait le monde ? L’autodétermination n’est pas la céleste patrie désignée dans les gospels, mais une stimulante inscription dans la rencontre des peuples tels qu’en eux-mêmes, avec chacun son parcours, jamais exempt de misère morale. De ceux qui ont choisi de conduire le Québec à sa maturité, nous pouvons attendre qu’ils soient contaminés d’idéal, mais nous ne pouvons exiger d’eux, pas plus que de nous, qu’ils fassent montre d’une exemplarité séraphique.
Les chemins de la liberté ne sont pas tracés d’avance, on y progresse dans une part d’inconnu et par les à coups qu’inspire l’audace. Encore faut-il, pour que l’itinéraire s’accomplisse, que demeure actif parmi nous le souci du bien commun, que demeure vivante et opérante l’occupation du devenir collectif.
Le divertissement est à même, comme on l’a vu lors du 400e anniversaire de cette ville, de prendre tout l’espace, jusqu’à inhiber la raison même de la fête; le divertissement de masse est à même désormais d’arranger l’euthanasie tranquille de la collectivité.
Le Moulin à paroles dévoue le cycle d’une journée au rappel de ce qui nous a constitués comme peuple. Vingt-quatre heures pour revivre, depuis les commencements, la montée d’une conscience commune, pour revivre les étapes menant à l’affirmation d’une fragile assurance à travers l’exercice d’un courage jamais démotivé. La vingt-cinquième heure, maintenant, nous appartient. À nous de la charger de nos convictions, à nous d’assurer la poursuite de l’avancée remarquable à laquelle nous avons aujourd’hui donné voix.
André Ricard
Membre de l’Académie des lettres du Québec, André Ricard a contribué à la fondation du Théâtre de l'Estoc de Québec, qu’il a dirigé de 1957 à 1968. Son œuvre dramatique comporte neuf pièces, dont une trilogie qui se clôt par la parution cette année de Gens sans aveu (L’instant même), à la suite de La longue marche dans les avents (Leméac, 1984) et du Tréteau des apatrides (Septentrion, 1995). Il est aussi l’auteur des récits Les baigneurs de Tadoussac (1993) et Une paix d’usage (2006), tous deux publiés chez Triptyque.
-


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé