Le dernier des grands chanoines vient de s’éteindre. Successeur, actualisateur et critique des rêves de l’abbé Groulx, le chanoine Grand’Maison a cherché toute sa vie à conjuguer le meilleur de la modernité à la tradition chrétienne, au service de la justice sociale. Avec Fernand Dumont et Pierre Vadeboncoeur, il a été l’un des plus grands intellectuels de sa génération et l’une des figures les plus imposantes de l’Église québécoise depuis la Révolution tranquille. Ajouté aux départs de ses amis Dumont et Vadeboncoeur, son décès témoigne peut-être en ce sens de la fin d’un monde…
Jacques Grand’Maison est issu d’une famille ouvrière de Saint-Jérôme. Son père ne sait ni lire ni écrire ; sa mère, ancienne maîtresse d’école, s’affaire à instruire chrétiennement ses enfants, dont l’une deviendra religieuse et un autre jésuite. Jacques Grand’Maison a cherché sa vie durant à donner sens à ce labeur, autant qu’à changer ces conditions aliénantes de la vie des travailleurs de Saint-Jérôme. Cette région deviendra vite pour lui son foyer, son ancrage, l’enracinement même de toutes ses batailles et de tous ses espoirs. Toujours il y reviendra ; l’Église, d’une part, et Saint-Jérôme, de l’autre, seront ses premières loyautés.
Artisan et critique de la Révolution tranquille
Diplômé du Collège de Saint-Jérôme, Jacques Grand’Maison s’engage en 1952 dans des études de théologie au Grand Séminaire de Montréal. Ordonné en 1957, il anime alors plusieurs groupes d’Action catholique dans sa région natale. Critique du cléricalisme et du duplessisme, le jeune abbé Grand’Maison sent alors la nécessité de rejoindre les jeunes au coeur de leurs réalités concrètes et élabore ainsi une pédagogie aux accents personnalistes et communautaires. En 1960, il part en Europe, en pleine période conciliaire, où il fait des études postgraduées en sociologie (Université grégorienne, 1960). Il y rencontre plusieurs figures catholiques, fréquente divers cercles catholiques français de gauche et se frotte à plusieurs intellectuels socialistes.
De retour au Québec, il est nommé professeur de théologie à l’Université de Montréal, après avoir achevé un doctorat en théologie, en 1964, dans ce même établissement. Très tôt, il est invité à participer à plusieurs commissions régionales et est nommé secrétaire de la Commission sur l’apostolat des laïcs dans l’Église (aussi nommée commission Dumont, du nom de son président), au sein de laquelle il sera appelé à jouer un rôle très important.
Artisan de la Révolution tranquille, J. Grand’Maison en critique cependant la tournure technobureaucratique. À la grandeur du Québec, son livre Vers un nouveau pouvoir (1969) connaît un succès retentissant ; il est alors lu et médité dans plusieurs cours de sociologie et de science politique, de même que dans les cégeps nouvellement fondés. Engagé dans l’entreprise d’aménagement du territoire, ce « prophète en son pays » fustige l’incapacité des gouvernants à considérer les besoins et les aspirations du « bas ». Socialiste chrétien, très proche des groupes de Jeunesse catholique ouvrière (J.O.C.), il est alors un des animateurs importants des revues Maintenant et Communauté chrétienne. Dans les années 1970, il s’engage sans répit dans Tricofil, l’une des premières entreprises autogestionnaires du Québec (Une tentative d’autogestion, 1975).
Conscience critique
Près du mouvement souverainiste, il songe à se présenter aux élections provinciales, mais il choisit finalement de demeurer, par fidélité à son Église et aussi parce qu’il craint de mélanger religion et nationalisme. Il est, à cette époque, nommé chanoine au diocèse de Saint-Jérôme et il fera de ce rôle une position unique dans le paysage intellectuel québécois. Sa distance des milieux politiques le consacre progressivement comme « conscience critique » de la société québécoise.
Il est fréquemment invité dans les médias et ne se gêne pas pour dire tout haut ce que plusieurs pensent tout bas. Peu après l’arrivée au pouvoir du Parti québécois, le chanoine froisse nombre de ses amis en déclarant que la nouvelle classe au pouvoir est en train de détourner les finalités vertueuses de la Révolution tranquille au profit de ses propres intérêts (La nouvelle classe et l’avenir du Québec, 1979).
De 1980 à nos jours, il s’engagera dans divers projets, dont plusieurs tenteront de définir les pourtours d’une éthique publique empreinte de justice sociale (Les Tiers, 3 tomes, 1986). Du début des années 1990 à 1996, il entame, avec ses collègues de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université de Montréal, dont Solange Lefebvre, une recherche imposante sur le rôle des générations dans la transmission des valeurs et des références culturelles et religieuses. Retraité dans les années 2000, mais toujours curé de paroisse au nord de Montréal, il est demeuré un observateur attentif de la scène québécoise.
Construire des ponts
Auteur de plus d’une cinquantaine de livres (presque tous disponibles sur le site « Les classiques des sciences sociales »), de centaines d’articles, le chanoine Grand’Maison laisse une oeuvre considérable. Ses derniers écrits, véritables testaments spirituels, dénoncent la déculturation, la déstructuration de la personnalité et l’individualisme de la société québécoise. Il rêvait de bâtir entre les générations des ponts qui puissent contribuer à la transmission de la culture, au façonnement d’une identité partagée et à l’enracinement d’une communauté d’intention. Jusqu’à la fin de sa vie, il est demeuré marqué par l’inquiétude de voir s’étioler le projet national issu de la Révolution tranquille, mais aussi mu par une « espérance têtue » quant aux « capacités de rebondissement du peuple québécois ». Conscience critique, pourfendeur des errements de l’élite et recherche obstinée d’une solidarité renouvelée ont fait du dernier grand chanoine du Québec une sorte de prophète, même si cela signifiait pour lui parfois « marcher seul » (Gregory Baum, Le prophète fuit l’idéologue, 1990).
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JACQUES GRAND’MAISON (1931-2016)
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