Le dossier de la langue française

Le délitement du bassin linguistique - 2

Le cas de l'éducation sourde québécoise

Chronique d'Élie Presseault

Au premier abord, j’ai envisagé ma jeune existence sous la lorgnette de l’apprentissage des signes et de la parole, simultanées. Voici une première contradiction fondamentale qui implique certaines prépositions conflictuelles sur la prépondérance ou non d’une langue – ou encore d’un mode de communication – aux dépens de l’autre. À l’âge de quatre ans, je fréquentai une école spécialisée qui mettait l’accent sur la parole orale. Je vécus cette première dénégation d’un mode de communication comme un refus parfois présent de la société de voir le Sourd signer, même si c’est en parlant par la même occasion.
Cette première expérience scolaire fut un choc initial pour moi qui croyais au bienfait de signer et parler à la fois et voilà qu’on contredisait mes repères une première fois. Je tiens à indiquer que j’ai appris le français signé, qui est un code de signes calqué sur la structure de phrase française et non une langue signée à part entière, servant principalement à développer une maîtrise du français et mieux pratiquer la parole simultanément lorsque tel est le cas. Une telle attitude n’est sans lien direct avec l’apprentissage scolaire proprement dit et met plutôt l’accent sur le contenant – l’opportunité de parler à défaut d’entendre? Disons qu’il y a parfois de meilleures alternatives éducatives, qui valorisent les qualités de l’humain plutôt que de centrer sur la performance de la parole et mouler sur le modèle d’entendre.
De retour parmi mes semblables sourds l’année suivante, je restai à l’école qui offrait un enseignement en signes durant deux ans. Originellement, je devais rester un an à cette même école et passer à l’intégration scolaire dans l’école de mon quartier d’enfance. Finalement, c’est en deuxième année du primaire que je fus intégré avec les services d’une interprète et d’une équipe de soutien. Le directeur de l’école des Sourds ne croyait pas alors à la possibilité que je puisse m’en tirer dans un groupe régulier et envisageait de me maintenir à l’école spécialisée en signes. Il est utile d’indiquer que c’était aussi une considération d’ordre monétaire. Chaque enfant sourd représente une manne pour l’école spécialisée qui peut se maintenir à flot avec les ressources offertes à sa disposition.
Je note ici que je ne suis pas là pour faire le procès de l’intégration scolaire des Sourds. Durant les années 1970, au moment du tournant des services publics en matière d’éducation québécoise, des élèves sourds furent forcés à une intégration scolaire sauvage sans interprète. Finalement, suite à certaines pressions, un secteur sourd fut crée à la polyvalente Lucien-Pagé où des Sourds pouvaient dès lors suivre des cours ensemble et ce, dans leur mode de communication. Nous parlons ici d’élèves sourds s’exprimant principalement en signes et ayant évolué auparavant à l’Institut des Sourds de Montréal. Par la force des choses, l’intégration devint la pratique consacrée des étudiants sourds qui pouvaient désormais gravir les marches de l’éducation supérieure. L’école spécialisée y laissa des plumes.
Toutefois, la réalité demeure que la langue signée est la langue première de la personne sourde. À plus forte raison, cette personne se servira de ses yeux de façon exclusive pour écouter son interlocuteur. Nous faisons abstraction ici des appareils auditifs. Vous me fourniriez le prétexte comme quoi la personne sourde peut lire sur les lèvres. Je vous rétorquerai alors qu’elle captera en moyenne 30 à 50% du message sans toujours pouvoir en saisir le contexte. Convenez que ce n’est pas toujours une option viable, qu’il peut y en avoir d’autres qui conviennent mieux à certaines personnes. Signer est une option valable, et c’est ce qui fonde la quête de l’Option Sourde.
Revenons sur les entrefaites de mon intégration scolaire. Jusqu’à un certain point, je me suis bien tiré d’affaire sur le plan scolaire. Au primaire, l’intégration était un rêve pour moi, du moins jusqu’en sixième année. Sur le tard, je me suis aperçu des conséquences désastreuses qu’avait l’intégration scolaire à l’égard des personnes sourdes sur le plan du développement des capacités communicationnelles, interpersonnelles et des compétences de groupe. Sans un retour au sein de la communauté sourde, l’intégration scolaire anémie le potentiel des personnes sourdes dans le développement de leur personnalité et la capacité d’assumer un statut au sein d’un groupe et la confiance qui l’accompagne.
Il y a de ces expériences qui forgent un certain destin, ou trajectoire de vie. Dès le moment de cette prise de conscience de mon identité sourde au-travers de mon parcours scolaire, je forgeai une forte personnalité même en dépit des choix, des trajectoires et des situations devant lesquels je fus placé. En sixième année, je demeurai à l’école de mon quartier, pendant que la moitié de ma classe et une bonne partie de mes amis se rendit à l’école d’immersion anglaise – moitié d’année en anglais et l’autre en français. Mon frère fréquenta même cette école quelques années plus tard.
Globalement, je vécus cette transition de la fin du primaire comme une ultime déchirure. Déstructurer le réseau scolaire, provoquer une scission au sein des groupes d’élèves, inciter au seul bénéfice de la langue seconde et laisser en plan l’expérience d’un cours primaire complet avec le facteur cohésif d’élèves soudés autour d’objectifs communs et des relations d’amitié fortifiées, disons qu’il y a de la place pour une école plus humanisée et qui tendrait vers une appropriation pleine et entière de la culture québécoise, sans égard à l’apprentissage de l’anglais de manière intensive.
Si j’avais voulu, j’aurais pu fréquenter l’école d’immersion anglaise. Après tout, ça fait tendance. La raison pourquoi je n’appris pas d’anglais au primaire, c’est que mon interprète d’alors ne maîtrisait pas l’anglais. Est-ce que je lui en veux pour autant? Avec le recul des années, je ne pense pas. Dans un autre ordre d’esprit, à l’âge de dix ans, ma candidature avait été déposée pour un éventuel implant cochléaire qui m’aurait peut-être permis de mieux entendre. Finalement, je ne fus pas éligible pour cette intervention puisque j’approchais l’âge de l’adolescence et que cette intervention aurait pu compromettre mon développement. Habituellement, nous favorisons cette intervention pour des jeunes bambins ou sur des adultes ayant déjà entendu.
Selon un tour d’ensemble, l’implant cochléaire est une innovation technique encore récente, datant des années 1980. Cette intervention est expérimentale, se fait sur des humains et ne comporte pas que des avantages. Nous comptons plusieurs échecs de cette intervention. Nous avons tendance à minimiser les impacts de cette technologie pour favoriser les intérêts de l’industrie. Toutefois, nous pouvons disputer l’idée d’un réel progrès social. Que faisons-nous de l’idée de la pérennité d’une certaine différence humaine, de l’acceptation de cette même différence et d’un enrichissement de l’expérience de groupe? Inciter à l’apprentissage de l’anglais – au détriment du facteur cohésif et de culture francophone – et à faire du sourd un entendant impose certains dilemmes humains, veut, veut pas.
Encore là, à l’époque, je n’avais point idée à quel point cette préposition d’entendre par l’ouïe contredisait fondamentalement la quête de l’éducation que j’avais reçue. Entendre va de soi pour la majorité de la société et l’avantage d’entendre ne se discute pas pour la plupart d’entre vous. Cependant, la tension créée autour de l’opportunité de faire entendre à tout prix nous fait parfois perdre un regard critique. Entretemps, à mesure que je franchissais les années du primaire, je pestais contre les leçons d’orthophonie, rejetais tout mode de communication superflu, allai illogiquement jusqu’à refuser d’apprendre la Langue des signes québécoise et pourtant, j’utilisais de moins en moins le français signé pour parler allègrement de façon exclusive et au détriment de ma condition.
Avec le temps, l’intégration scolaire m’isolait de plus en plus dans un univers qui n’était plus le mien. Il me manquait quelque chose. Ce contact avec le monde sourd, je l’avais perdu. On tentait bien de me dire d’aller rejoindre certains amis et connaissances sourdes. Je refusais toujours, toutefois de plus en plus bas dans mes protestations. En même temps, je n’avais point conscience de ma langue naturelle, la Langue des signes québécoise. Et voilà pour une certaine dérive liée au processus d’acceptation de soi. Comme il y a tant d’alternatives proposées, des modèles de communication en concurrence et un prestige lié au fait de parler et entendre, nous négligeons de plus en plus la dimension de l’identité.
Rétrospectivement, au moment de mon retour dans la communauté sourde, je me rendis compte que je peinais avec mon français signé face à mes interlocuteurs et semblables sourds. Le français signé qu’on m’avait enseigné à l’école primaire était alors désuet dans le contexte social et communautaire auquel je prenais part. Définitivement, j’allais suer pour apprendre la langue qui me définit mieux comme personne, la Langue des signes québécoise. Je n’en suis pas moins écrivain par force du destin, d’où une ultime contradiction fondamentale. C’est une autre histoire à suivre.


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé