Lettre au premier ministre Jean Charest

Langue pervertie et détournement de sens

Malgré le déni opéré par plusieurs, notre société sera marquée en profondeur par la crise étudiante.

La RUE vs la LOI

Élise Turcotte - Écrivaine

Lettre au premier ministre Jean Charest

Je vous écris cette lettre, sachant par avance que la parole d’un écrivain ne vous intéresse pas, que vous ne la lirez pas puisqu’elle n’a et n’aura jamais aucune incidence sur la vie économique de votre pays. Votre province, devrais-je dire. Que vous dirigez d’une manière bien étrange depuis trop longtemps.
Je vous écris quand même, parce que je ne peux pas faire autrement : la confusion, la colère, l’incrédulité qui m’occupent depuis des mois sont en train de faire pourrir le langage vivant en moi, et puisque je n’arrive plus à faire passer ce langage ni par la fiction ni par la poésie (ça reviendra, ne vous inquiétez pas), je dois vider un peu mon réservoir pour ne pas qu’il s’enflamme et me fasse brûler sur place.
Le langage est la matière première de mon métier. J’écris, j’enseigne, je vois et comprends le monde en analysant, en questionnant, et en réinventant la langue. Et justement, entre toutes les choses qui sont en train d’être détruites, il y a le respect de cette langue qui fait de nous les êtres humains que nous sommes. Car vous et vos ministres pratiquez depuis des mois un détournement du sens des mots qui fait mal. Plus mal que tout ce que des policiers matraqués peuvent faire à une jeunesse qui se tient debout. Je dis une jeunesse, mais je ne parle pas d’âge ; je parle d’engagement, de lucidité profonde, d’espoir en l’avenir de ceux qui nous remplaceront. Cet avenir est garant de notre présent.
Votre langue est semblable à celle du manipulateur qui répète inlassablement la même parole, les mêmes formules, dans votre cas ce sont des chiffres, pour bien désarçonner sa proie. Elle est semblable à celle du narcissique qui ne reconnaît pas l’existence d’autres modes de vie que la sienne.

Glissements de sens
Mais je dois avouer que je ne suis pas vraiment surprise de ce qui arrive aujourd’hui. Tout cela est peut-être un reflet d’une mutation qui est en train de transformer notre manière d’habiter ce monde depuis un bon moment. Des glissements de sens se sont lentement opérés. Par exemple, il y a longtemps que le bien culturel est devenu produit culturel. Au même moment, le mot « artiste » était aussi en train de perdre sa valeur particulière au contact du mot « vedette ». C’est ainsi, par la déperdition du sens précis des mots, par une sorte d’accoutumance à ces trafics insidieux du vocabulaire, que la confusion peut venir à régner.
Dans le même ordre d’idées, j’ai vu aussi ce changement s’opérer depuis quelques années dans mon métier de professeur ; lentement, mais sûrement, des étudiants (je ne les accuse pas — je remarque un fait) ont commencé à s’adresser à moi, sans s’en rendre compte, possiblement, à la manière de consommateurs demandant leur dû, leur dû étant souvent bien sûr, la note, de passage au minimum. Je paye, tu me fais passer. Je paye, tu ne m’emmènes pas au musée si ça ne fait pas partie de l’examen.
Malgré cela, ce printemps, je me suis tout de même étonnée qu’on n’ait pas trouvé plus indécent le fait qu’un étudiant puisse demander par injonction de recevoir son cours. Et ça s’est fait, ces étudiants ont reçu leurs cours, oui, mais dans des conditions qui ont effacé en une seule journée un rituel de transmission de connaissances basé sur le dialogue, la collégialité, le respect des autres dans la mise à l’épreuve de sa propre pensée.
Cette bombe amorcée depuis longtemps vient donc d’exploser à notre visage, et l’absurdité qui en découle démontre à plus d’un niveau à quel point les revendications des étudiants sont capitales, à quel point elles dépassent le discours des chiffres que vous nous martelez depuis des mois.

Langue pervertie
Avec les manifestations, nous avons assisté à une perversion du langage qui me fait honte, et peur. De la grève au boycottage, du moratoire à la pause, de l’enfant-roi à l’enfant violent, en passant par la notion de minorité, de majorité silencieuse, et autres menaces, intimidations et extrémistes, des zones de sens ont été minées afin de brandir une armure contre la pensée complexe et l’intelligence des événements.
Quand j’ai entendu un jour le ministre Raymond Bachand se réjouir de l’arrestation de coupables — il parlait ici entre autres de la fille de son confrère —, j’ai eu la chair de poule. Quand je vous ai entendu réagir de biais à cette même question posée par le journaliste en parlant de menaces faites au Grand Prix, j’ai eu peur de vivre désormais dans un roman de science-fiction où plus personne ne parle la même langue. Jusqu’à votre ministre de la Culture qui a démontré plusieurs fois à quel point elle aussi ignore le poids des mots « violence » et « intimidation », ses excuses ayant été au final la preuve du peu d’importance qu’elle accorde au langage. Nous allons bientôt entrer en campagne électorale, et la langue pervertie va se déployer de plus belle.

Société marquée en profondeur
Mais la peur ne gagnera pas. Car si chaque matin j’ai éprouvé de la colère en lisant les journaux, chaque soir en écoutant la musique de la rue, l’énergie m’est revenue. J’ai constaté aussi que plusieurs de mes amis écrivains ont fait ce printemps et cet été une sorte d’arrêt sur l’image pour bien entendre, pour ne manquer aucun mot de ce qui se passe ici.
J’ai ainsi acquis dernièrement la certitude que, malgré le déni opéré par plusieurs, notre société sera marquée en profondeur par cette crise. Elle sera marquée, transformée dans la parole qui est le ciment liant chacune de nos vies. Et cela me donne de l’espoir. Comme tous ces textes brillants écrits par les sages, par des professeurs, des philosophes, des sociologues, des journalistes, enfin par tous ceux qui ont pris la parole pour défendre une cause juste et hautement signifiante.
Laissez-moi vous dire pour conclure que je suis politiquement, poétiquement, radicalement opposée au mépris dont vous faites preuve dans votre langue, vos lois, votre attitude face à vos interlocuteurs. Après tout, je peux me le permettre, puisque vous ne me lirez pas. Mais ce n’est pas si grave au fond, car le plus beau, dans toute cette histoire, c’est que je ne suis pas seule.
***

Lettre écrite le 7 juin 2012 et revisitée le 25 juillet.
Élise Turcotte - Écrivaine


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