La pensée en bloc

Pratiquement toutes les raisons pour lesquelles la tolérance est tombée en disgrâce ont trait à l’islam.

Vote voilé - turbulences dans l'ordre démocratique


Le « multiculturalisme » est aujourd’hui devenu un terme suspect presque partout dans le monde et en particulier en Europe. On entend des phrases comme « J’étais en faveur de l’ouverture et de la tolérance, mais on voit bien où ça nous mène ». Mais où exactement cela nous mène-t-il ?
Pratiquement toutes les raisons pour lesquelles la tolérance est tombée en disgrâce ont trait à l’islam. Des demandes simples, comme le souhait de jeunes filles de porter un foulard en classe, prennent subitement une énorme importance politique et sont considérées comme des questions devant être traitées au plus haut niveau. Les gens – et leurs dirigeants élus – ont souvent le sentiment que ces demandes innocentes font en fait partie d’un sinistre « ordre du jour secret ».
Cet ordre du jour est « l’islam », qui aux yeux d’un grand nombre comprend les événements terribles relatés chaque jour par les médias : la lapidation des femmes adultères selon la charia dans le nord du Nigeria, l’amputation des mains des voleurs en Arabie saoudite, les crimes d’honneur à l’encontre de femmes qui refusent un mariage arrangé au Pakistan (ou même dans des villes britanniques comme Bradford ou Manchester), et l’empressement à justifier les attentats-suicides.
Si vous leur opposez que les jeunes filles qui souhaitent porter le voile à l’école ne vivent pas au Nigeria ou en Arabie saoudite, et ne partagent probablement pas les points de vues wahhabites extrémistes de ces pays, vous vous attirerez un regard de pitié indulgente, le genre de regard réservé aux désespérément naïfs. Ou l’on vous expliquera comment des imams formés en Arabie saoudite forcent la main de ces jeunes filles et les utilisent à leur insu comme cheval de Troie de « l’islam ».
Il est devenu pour ainsi dire impossible de parler de la question du foulard islamique comme une question en soi. Toutes les considérations sociologiques sur les motivations de ces jeunes filles, qui sont en fait très variées, sont écartées comme étant hors de propos. Tout ce qui compte est la menace posée par l’islam.
Ceci est un exemple typique de ce que j’appelle la « pensée en bloc », qui semble avoir pris de l’ampleur en Europe ces dernières années. Le récent ouvrage de John Bowen « Why the French Dont’ Like Headscarves » (Pourquoi les Français n’aiment pas le foulard islamique) rend compte de cette évolution.
La pensée en bloc amalgame une réalité variée en une unité indissoluble, de deux manières. Premièrement, des manifestations différentes de la foi ou de la culture islamique sont perçues comme étant des expressions multiformes d’un même sens fondamental. Et deuxièmement, tous les musulmans sont perçus comme adhérant à ce même sens fondamental. La possibilité qu’une jeune fille puisse en fait porter un foulard pour exprimer sa rébellion contre ses parents et leur forme d’islam, et que d’autres puissent être profondément croyantes tout en étant absolument révoltées par la discrimination entre les genres ou la violence, est ignorée.
La pensée en bloc n’a rien de nouveau et nous la pratiquons tous dans une certaine mesure. Mais alors que nous aurions pu nous montrer indulgents envers ses conséquences à une autre époque, cette pensée a aujourd’hui un potentiel explosif parce que les personnes qui pensent de cette manière sont des recrues idéales pour adhérer à une conception du monde telle que l’a formulée Samuel Huntington dans sa théorie du « choc des civilisations ».
Pire encore, la manière dont ces personnes tendent à agir en suivant cette pensée nous rapproche du scénario cauchemardesque de Huntington. En traitant toutes les différentes facettes de l’islam comme une menace unifiée envers l’Occident, elles rendent plus difficile la démarche des musulmans qui souhaitent s’exprimer et critiquer leurs propres « penseurs en bloc » - comme par exemple Osama Ben Laden, qui construit son propre ennemi unifié, composé de « juifs et de chrétiens ».
Les penseurs en bloc d’un côté de chaque bord se soutiennent et se confortent mutuellement et avec chaque échange, nous entraînent plus près des abysses.
Comment mettre un terme à cette folie ?
La pensée en bloc perdure en partie parce que ceux qui s’y opposent, de chaque côté, ne se connaissent pas. En effet, il est trop fréquent qu’un critique de la pensée en bloc européenne se voie opposer la question : « Mais où sont les musulmans qui critiquent l’islam extrémiste ? ».
Il est bien sûr peu probable de les rencontrer dans les rédactions parisiennes ou dans les cercles politiques européens. Mais expliquer cette situation aux penseurs en bloc n’aura jamais la même influence qu’une véritable compréhension des discours à multiples facettes qui se tiennent du côté islamique.
La vraie question est donc : où sont les personnes capables de bâtir un pont et d’offrir cette compréhension impérative et urgente entre chaque bord ?

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Charles Taylor est professeur émérite de philosophie à l’université McGill de Montréal, Canada. Son dernier ouvrage est « The Secular Age » (L’âge laïc).
Source : Project Syndicate/Institute for Human Sciences, 2007.

[www.project-syndicate.org->www.project-syndicate.org]

Traduit de l’anglais par Julia Gallin
Version publiée dans The Guardian, UK, le 17 septembre 2007
sous le titre "The collapse of tolerance" - 'Block thinking' about multiculturalism and the threat of Islam is leading us towards a clash of civilisations.


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