Les Québécois de confession musulmane : du multiculturalisme à l’intégration nationale ?

Bref, autant un Islam étranger chez-nous pourrait être une menace pour le Québec, autant un Islam chez-lui chez-nous pourrait être une chance pour le Québec.

Vote voilé - turbulences dans l'ordre démocratique

Cet article s'est mérité le prix André-Laurendeau 2006
L’immigration musulmane au Québec s’est accélérée ces dernières années. Elle crée une situation totalement inédite. Les questions nouvelles qui surgissent ne trouveront de réponse que dans une recherche commune, menée au Québec et non à l’extérieur du pays.
Ali Daher, « Les musulmans au Québec », Relations, juin 2003 (685), p. 29
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Partout en Occident se pose la question de l’Islam, de sa compatibilité ou non avec la laïcité, la liberté et la modernité. En serait-il autrement au Québec ? Non. L’affaire des tribunaux islamiques et la motion adoptée par l’Assemblée nationale dans le cadre de cette affaire nous ont fait réaliser qu’il existe un Islam québécois, ou du moins un Islam au Québec, et que cela impose une réflexion.
La présente contribution se veut donc l’amorce d’une réflexion sur la montée de l’Islam au Québec et sur ce qu’elle signifie du point de vue de nos intérêts nationaux. Nous ferons dans une première partie une revue de la situation, histoire de bien situer les enjeux, puis nous élaborerons à propos des défis qui découlent de la présence croissante parmi nous de Québécois de confession musulmane.
L’Islam : deuxième grande religion québécoise
Cet intertitre peut surprendre. Et pourtant, il faudra bien se faire à l’idée : depuis la fin des années 1990 les Musulmans sont plus nombreux au Québec que les Juifs, ce qui fait ipso facto de l’Islam la deuxième grande religion québécoise. Évidemment, en chiffres absolus leur nombre n’est pas si impressionnant ; on parle d’environ 110 000 fidèles recensés en 2001. Ce qui est impressionnant par contre, c’est leur fulgurante ascension. En effet, leur taux de croissance au cours des années 1990 a dépassé 140%. Aucun autre groupe religieux ne croît à un rythme comparable.
Cela dit, il serait erroné de croire que les Québécois de confession musulmane forment un bloc monolithique. Au contraire, ce groupe se caractérise par une grande hétérogénéité. Premièrement, il y a la traditionnelle division entre les sunnites et les chiites. Ce qu’il importe de souligner à ce sujet c’est que, alors qu’ils forment à peine 10% de l’oumma (la communauté musulmane mondiale), les chiites comptent pour environ 30% du nombre total de musulmans au Québec. À l’heure où se développe un croissant chiite potentiellement dangereux au Moyen-Orient, principalement en Iran, en Irak et au Liban, cette donnée est loin d’être anodine.
Deuxièmement, les Québécois de confession musulmane se caractérisent par leurs origines fortement diversifiées. Qu’on pense notamment au Liban, à l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie, au Pakistan, au Bengladesh, à la Turquie et même à l’Inde, voilà autant de pays sources d’immigration musulmane pour le Québec. Et bien sûr, selon qu’il vient d’une ancienne colonie française ou britannique, l’immigrant musulman sera plus enclin à utiliser le français ou l’anglais, ce qui cause une première division linguistique, à laquelle il faut ajouter celle entre arabophone et non-arabophone, les premiers étant les plus nombreux au Québec, contrairement à la situation qui prévaut au Canada anglais.
Troisièmement, il y a, parmi les musulmans, des fervents religieux, mais aussi des pratiquants modérés et même des non-pratiquants, voire des non-croyants, que l’on désigne généralement sous le vocable de « musulmans sociologiques ».
Quatrièmement, il y a des musulmans politisés, au sens d’engagés dans la défense de l’Islam, ce qui dans certains rares cas va de pair avec une adhésion à une forme d’islamisme1, et des musulmans non politisés. Cinquièmement, il y a une division géographique : environ 90 % des musulmans habitant dans la région montréalaise, 5% dans celle de la capitale nationale et 5 % dans les autres régions dont l’Estrie.
Enfin, on retrouve chez les musulmans du Québec toute la gamme des classes sociales, quoique les diplômés universitaires soient très nombreux2.
Cette grande diversité inhérente à l’Islam du Québec explique sans doute en partie pourquoi celui-ci ne s’est jamais réellement doté de porte-paroles pouvant représenter l’ensemble des Québécois musulmans. Il faut dire que le besoin d’une telle représentation ne s’est pas fait sentir rapidement. Au départ, ce qui aurait pu causer des problèmes et même des tensions, par exemple le port du voile à l’école, a été géré habilement par différents organismes, que se soient la Commission des droits de la personne, des commissions scolaires ou même des directions d’école. Mentionnons au passage que la légendaire tolérance des Québécois et leur grand respect pour la liberté de religion, lequel date de l’époque du combat de leurs ancêtres contre le serment du Test, créaient un contexte favorable à la libre expression des musulmans. Cependant, tout a basculé lors de la fameuse affaire des tribunaux islamiques.
À ce sujet, rappelons d’abord les faits. Un groupe d’Ontariens de confession musulmane a tenté d’obtenir du gouvernement ontarien la permission d’implanter des tribunaux islamiques pouvant rendre des décisions en matière de droit familial en se basant sur la charia. Pour simplifier, disons que cette dernière est une tradition juridique islamique qui, d’une part, prône de nobles valeurs telles l’honnêteté, l’honneur et la charité, mais qui, d’autre part, rend possible des discriminations notamment à l’égard des femmes. Et cela est vrai entre autres en matière d’héritage (les fils étant avantagés par rapport aux filles au moment de la succession), de partage du patrimoine familial (l’homme conservant davantage de biens que la femme) et de preuve (le témoignage d’un homme ayant une plus grande force probante que celui d’une femme).
À la suite de cette demande d’une permission d’implanter des tribunaux islamiques donc, et avant même que ne s’organise un pendant québécois du lobby ontarien en faveur de ces tribunaux, l’Assemblée nationale du Québec a adopté une motion proposée par Fatima Houda-Pépin pour s’opposer à l’implantation de tels tribunaux. Fin de l’histoire ? Aucunement, puisque peu après l’adoption de cette motion un regroupement d’associations musulmanes a demandé le retrait de cette motion dans une lettre officielle. Bien sûr, ce regroupement étant plus ou moins représentatif de l’Islam du Québec, cette lettre a eu relativement peu d’échos. Par contre, elle doit tout de même être prise au sérieux car elle fut le résultat d’une des premières grandes mobilisations de musulmans dans l’histoire du Québec.
Si cela peut avoir un aspect éminemment positif, un Islam mieux organisé étant moins marginal et dès lors plus favorable à l’intégration de ses membres dans la société d’accueil, en y regardant de plus près on y trouve les fondements d’un grave malentendu qui est et sera, de plus en plus, lourd de conséquence sur l’évolution de nos rapports. En effet, parmi les signataires de cette lettre, six associations avaient dans leur nom le mot «Canada», trois avaient le mot «Montréal» et une seule avait le mot «Québec» et, dans ce dernier cas, il s’agissait d’une organisation anglophone. C’est donc dire que l’Islam du Québec, du moins celui qui s’est exprimé à cette occasion, est plus canadien que québécois et, considérant son appui implicite aux tribunaux islamiques, fortement influencé par le multiculturalisme.
Le multiculturalisme, l’islamisme et le bien commun
Avant de revenir sur l’affaire des tribunaux islamiques et l’influence du multiculturalisme sur l’Islam au Canada et au Québec, il convient de dire un mot sur les liens qui unissent multiculturalisme et islamisme à l’échelle mondiale. Grosso modo, on peut dire que l’ascension de ces deux idéologies s’est fait simultanément à partir des années 1970, soit au moment où l’idéologie contestataire dominante d’alors, le socialisme, amorçait son déclin. Ainsi, alors qu’une partie significative des élites intellectuelles de gauche en Occident est passée du marxisme au multiculturalisme, une partie tout aussi importante de celles d’Orient est passée du marxisme à l’islamisme. Puis, s’en sont suivies les premières vagues d’immigrants islamisés, c’est-à-dire des musulmans étant revenus à une pratique plus orthodoxe de leur religion (voile obligatoire pour les femmes et les jeunes filles, barbe pour les hommes, présence régulière à la prière du vendredi, etc.) avant de quitter leur pays d’origine pour s’installer en Occident. Et ces premiers immigrants islamisés ont trouvé un sol fertile pour faire jaillir leurs revendications dans les pays qui, comme l’Angleterre et le Canada, s’étaient convertis au multiculturalisme, cette idéologie qui prône la rétention par les immigrants de leur culture d’origine, et ce, au dépens des valeurs communes de la société d’accueil. Bien que l’immense majorité de ces immigrants n’avaient aucune sympathie pour le terrorisme, c’est tout de même dans ce contexte qu’au cours des années 1990 s’est développé Londonistan, un réseau d’islamistes djihadistes ayant alors pignon sur rue à Londres.
Au Canada, cette synergie entre le multiculturalisme et l’islamisme a donné des résultats moins dangereux, mais il n’en demeure pas moins que l’affaire des tribunaux islamiques a bien failli déraper totalement à cause précisément de cette idéologie délétère qu’est le multiculturalisme. En effet, la demande d’établissement et de reconnaissance de tribunaux islamiques a été approuvée par un rapport du Procureur général de l’Ontario qui invoquait l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés3, lequel article constitutionnalise le multiculturalisme4. N’eut été de la mobilisation monstre organisée par des regroupements féministes, lesdits tribunaux islamiques auraient bel et bien été encouragés par le gouvernement ontarien ce qui, tous ou presque en conviennent, aurait été douteux du point de vue du bien commun notamment en raison de la problématique à l’égard de l’égalité Homme-Femme. Et il va sans dire que ce n’est qu’une question de temps avant que les islamistes et leurs alliés multiculturalistes ne reviennent à la charge, et ce, pas nécessairement dans le dossier des tribunaux islamiques, celui de la polygamie semblant désormais plus prometteur.
Et le Québec dans tout ça ? Avec sa version soft du multiculturalisme qui fait office de politique plus ou moins officielle et que l’on appelle l’interculturalisme, il semblait lui aussi bien disposé à accueillir les revendications islamistes en tout genre. Mais comme le Québec est aussi influencé par la tradition française, laquelle est autrement plus forte que la canadienne quand vient le temps de défendre la conception que se fait la majorité du bien commun et de l’égalité, la réaction a été différente. Premièrement, il faut dire que le Code civil du Québec5 ne permet pas l’arbitrage sur des bases religieuses en matière familiale. Deuxièmement, il semble qu’il existe au Québec une forme de jacobinisme qui s’exprime parfois avec force.
Le meilleur exemple de ce jacobinisme québécois fut sans doute la motion adoptée par l’Assemblée nationale pour s’opposer [aux tribunaux islamiques->rub86]. Si l’on ne peut que se réjouir que notre Parlement ait eu le courage de répondre aux préoccupations populaires et d’affirmer haut et fort les valeurs québécoises que sont l’égalité Homme-Femme et la laïcité, on doit déplorer que ladite motion concernait l’implantation de tribunaux islamiques et non l’implantation de tribunaux religieux en général. En effet, la tradition juridique républicaine veut que la loi ou quelconque autre acte d’une législature s’adresse à l’ensemble des citoyens sans cibler aucun groupe en particulier autant que possible. Ainsi, la loi française visant à interdire le port du voile à l’école est libellée de manière neutre, c’est-à-dire qu’elle interdit non pas le port du voile spécifiquement mais plutôt «le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse»6. Pour cette raison, on peut dire qu’à cette occasion le jacobinisme québécois s’est révélé être non pas la copie conforme du jacobinisme français, mais plutôt son petit jumeau difforme.
Ceci dit, il importe de souligner qu’il ne s’agit pas là que d’une simple question de forme sans importance. D’une part, une motion ciblant l’ensemble des tribunaux religieux aurait eu une portée plus vaste, ce qui n’est pas négligeable. En effet, on imagine aisément que des hindouistes pourraient un jour réclamer la création de tribunaux hindous et que cela requérrait alors l’adoption d’une autre motion pour s’opposer à cette revendication. D’ailleurs, cette motion serait tout aussi justifiée que celle portant sur les tribunaux islamiques, car un jugement hindou peut être aussi contraire au bien commun qu’un jugement islamique, qu’on pense par exemple à la possibilité de blanchir un individu ayant violenté un autre sous prétexte qu’il est d’une caste supérieure et que la victime, qui aurait accumulé de mauvais karmas dans une vie antérieure, l’aurait de ce fait mérité. D’autre part, le fait de nommer explicitement les « tribunaux islamiques » dans la motion a eu pour effet de stigmatiser les musulmans du Québec ; du moins s’est ainsi que ces derniers l’ont ressenti si l’on se fie aux reportages réalisées à cette époque à la sortie des mosquées et à la lettre demandant le retrait de cette motion dont il a été question plus tôt.
Qu’est-ce qui explique que l’Assemblée nationale n’ait pas pressenti la légitime susceptibilité des musulmans dans cette affaire ? Considérant que cette motion était fort bénigne, vu qu’aucune demande officielle d’implantation de tribunaux islamiques au Québec n’avait été formulée, et que la loi française interdisant les voiles à l’école était beaucoup plus draconienne, puisqu’elle mettait fin à une pratique qui existait depuis longtemps, comment expliquer que la première a engendré une vaste opposition et que la seconde a été assez bien accueillie par les porte-paroles musulmans de France ? Au delà de la question de forme mentionnée plus tôt, ces interrogations soulèvent un enjeu de fond : celui de la représentation et de l’organisation de l’Islam au Québec.
Une solution québécoise d’inspiration française : organiser pour mieux intégrer
Ce qu’il faut savoir lorsque l’on compare la France et le Québec en matière de rapports avec l’Islam, c’est qu’il existe outre-Atlantique un organisme national chargé de représenter l’ensemble des musulmans français, soit le Conseil français du culte musulman. En résumé, il s’agit d’un comité formé de leaders musulmans qui sont élus par les musulmans et qui ont pour mandat notamment de dialoguer avec les autorités publiques dans le but de régler des problèmes touchant leurs coreligionnaires. Vous aurez compris que, afin de favoriser un dialogue entre les autorités québécoises et les musulmans du Québec, lequel dialogue éviterait les malentendus comme celui survenu dans le cadre de l’affaire des tribunaux islamiques, il serait approprié qu’un tel organisme existe aussi au Québec. Cette éventualité est d’autant plus souhaitable considérant que, en l’absence d’une telle initiative, les musulmans du Québec risquent d’être inféodés aux organismes islamiques canadiens et dès lors fortement influencés par le multiculturalisme, avec ce que cela suppose au plan politique, comme le démontre la liste des signataires de la lettre d’opposition à la motion de l’Assemblée nationale. Donc, puisqu’il en va des intérêts nationaux du peuple québécois, l’État est justifié de jouer un rôle déterminant dans la création de cet organisme national qui, vu les nombreuses divisions affectant l’Islam du Québec, pourrait bien ne jamais voir le jour sans son intervention. Il ne s’agirait pas de privilégier l’Islam par rapport à d’autres religions, mais plutôt de s’assurer que celui-ci soit aussi bien représenté et organisé que ne le sont le catholicisme ou le judaïsme qui, rappelons-le, sont dotés d’organismes nationaux (Assemblée des évêques catholiques du Québec et Congrès juif canadien section Québec).
Évidemment, on nous répondra que la création d’un organisme représentant les Québécois de confession musulmane ne peut voir le jour légitimement que s’il émane de la volonté de ces derniers. Or, justement, le 12 janvier dernier, des associations musulmanes ont rencontré la ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles afin de l’inciter à mettre en place un mécanisme de concertation entre les autorités québécoises et les militants associatifs musulmans et ce, dans le but de combattre l’islamophobie7. Il s’agit donc d’acquiescer à cette demande en ayant une vision très vaste de ce que peut constituer la lutte à l’islamophobie. Par exemple, la meilleure manière de combattre l’islamophobie n’est-t-elle pas de s’assurer qu’il y ait des porte-paroles légitimes représentant les musulmans du Québec pour dénoncer le terrorisme islamiste lorsque surviennent des attentats meurtriers ? Bien sûr, les associations musulmanes qui existent actuellement peuvent le faire, et le font déjà d’ailleurs8, ce qui est tout à fait logique puisque les musulmans d’Occident sont souvent les premières victimes indirectes de tels actes terroristes. Cependant, ces associations n’ont pas suffisamment d’impact médiatique car il s’agit de petits organismes avec peu de moyens. De plus, comme leur représentativité n’est pas clairement établie, il est difficile de distinguer un organisme musulman modéré représentant une large base d’un groupuscule islamiste ne représentant que lui-même. D’ailleurs, ce genre de difficultés donne parfois lieu à des distorsions médiatiques, qu’on pense par exemple au reportage de Radio-Canada qui, dans la foulée de l’affaire des écoles juives financées à 100%, avait interrogé un directeur d’école privée musulmane favorable à un tel financement pour son école et sous-entendu que l’opinion de ce dernier reflétait celle de l’ensemble des musulmans, ce qui, après vérification, n’était pas vraiment le cas.
Par ailleurs, cet organisme représentant l’Islam du Québec pourrait aussi avoir un mandat dépassant la lutte contre l’islamophobie et comprenant la facilitation de l’intégration des musulmans à la nation québécoise. L’intégration se caractérisant par la participation à des institutions sociales fondées sur une langue commune, on peut penser que cet organisme pourrait collaborer avec le gouvernement pour mettre en place des mécanisme permettant la formation dans des institutions nationales d’imams francophones imprégnés de valeurs québécoises. Ces mécanismes pourraient être, par exemple, des programmes dans certaines universités où l’on retrouve une faculté de théologie, comme il en existe pour préparer des étudiants chrétiens à des fonctions pastorales9. Il va sans dire que cela serait dans l’intérêt de la société d’accueil, qui pourrait ainsi voir ses valeurs préservées, et dans celui des musulmans, qui manquent actuellement d’imams qualifiés. Évidemment, cela suppose de l’adaptation d’un côté comme de l’autre, et peut être un peu plus de l’autre, ce qui est tout à fait normal puisqu’au Québec l’intégration nationale se définit comme un processus d’adaptation réciproque mais asymétrique10.
Toutefois, il ne faut pas sous-estimer les difficultés qui pourraient surgir dans d’autres dossiers, comme celui des lieux de culte où s’affrontent le principe de la laïcité et celui de la liberté de religion. Plus précisément, on sait qu’il y a parfois des conflits entre des partisans d’institutions laïques et des musulmans désirant établir une mosquée dans un édifice public, qu’on pense à ce qui s’est passé à l’École de technologie supérieure. Bien qu’il n’y ait pas de solution simple à ce genre de problématique, un dialogue national entre la société d’accueil et les musulmans pourrait permettre d’atteindre un compromis qui soit autrement plus efficace qu’une gestion au cas par cas toujours à recommencer. Par exemple, un tel dialogue pourrait déboucher sur un renoncement de la part des musulmans à établir des mosquées dans les édifices publics vraiment laïques, c’est-à-dire ceux affiliés à aucune religion et où il n’y a pas de lieux de culte autres, en échange de l’adoption d’une loi contre la discrimination fondée sur la religion en matière de zonage11, laquelle discrimination explique en partie l’insuffisance de mosquées. En effet, il est logique de croire que les musulmans accepteraient qu’il n’y ait pas de mosquées dans de tels édifices, pourvu qu’il puisse y en avoir à proximité, de la même manière que l’on retrouve souvent une église catholique non loin d’une université laïque.
Il ne faut surtout pas croire que les musulmans seraient réfractaires à ce projet d’organisme en raison de son caractère national et démocratique. Concernant son caractère national, il est clair qu’il est dans l’intérêt des musulmans du Québec d’avoir un organisme distinct de ceux qui existent au Canada car l’Islam québécois est différent de l’Islam canadien ; le premier est marqué par la présence d’arabophones francophiles alors que le second l’est plutôt par celle de non-arabophones anglophiles. De plus, comme les provinces disposent de compétences constitutionnelles susceptibles d’affecter particulièrement les citoyens de confession musulmane, qu’on pense au droit familial, à l’éducation ou même à la santé, l’organisation de ces citoyens sur une base provinciale (et donc nationale dans le cas du Québec) est pertinente. Au niveau logistique, il ne devrait pas y avoir de difficultés insurmontables, puisqu’il s’agirait simplement de créer un organisme national chapeautant les organismes régionaux existant déjà, autrement dit, il s’agirait d’un processus de fédéralisation.
À propos de l’aspect démocratique de l’organisme envisagé, il importe, dans un premier temps, de savoir que l’on retrouve dans la tradition islamique le principe de la Shoura qui oblige les dirigeants à procéder à des consultations. Deuxièmement, il semble que certains groupes musulmans québécois soient déjà organisés de manière démocratique. C’est le cas notamment du Centre culturel islamique de Québec dont les membres élisent les administrateurs. Troisièmement, les musulmans du Québec étant en moyenne fortement scolarisés, on peut penser qu’ils ont de bonnes compétences civiques et que cela favorisera un haut taux de participation et des choix éclairés. D’ailleurs, ce dernier aspect est très important, car on ne peut ignorer le risque que, lors d’élections au sein d’un organisme national représentant les musulmans du Québec, des radicaux l’emportent. Toutefois, il convient de ne pas exagérer ce risque qui demeure plutôt minime considérant que des enquêtes sur le terrain révèlent que, bien qu’il existe des imams intransigeants, « [les] fidèles ordinaires semblent partager généralement une volonté de participation active à la société québécoise »12. Soulignons que ce dernier fait est très important, car il laisse entendre que l’élaboration d’une alternative au multiculturalisme canadien serait conforme aux vœux de la majorité des Québécois de confession musulmane.
Ceci dit, il faudrait tout de même prendre des mesures pour favoriser la représentation des plus modérés. Par exemple, il serait souhaitable de surreprésenter, au sein de l’organisme islamique du Québec, les musulmans résidant à l’extérieur de Montréal, et ce, pour diminuer l’influence des musulmans radicaux qui sont concentrés dans la métropole, pour accentuer le caractère national de l’organisme et pour valoriser la régionalisation de l’immigration. Avec de telles mesures, tout indique que les musulmans modérés sauraient tirer leur épingle du jeu. D’ailleurs, on sait qu’en France les élections au Conseil français du culte musulman permettent habituellement aux éléments plus modérés de l’Islam de France de se faire élire. Cela est tellement vrai que la principale critique concernant ce conseil est à l’effet qu’il est trop accommodant pour les autorités politiques françaises.
Par contre, une autre critique touchant ce conseil mérite plus ample réflexion ; il s’agit de celle pointant les querelles internes, principalement celles autour du rôle de la Mosquée de Paris et de ses dirigeants jugés trop près du pouvoir algérien, qui diminueraient l’efficacité de l’organisme. À ce sujet, on peut penser que l’équivalent québécois du Conseil français du culte musulman serait épargné, car au Québec aucun groupe de musulmans se réclamant d’une origine nationale ne peut jouer un rôle prépondérant problématique comme c’est le cas avec les Français d’origine algérienne. Certes il y a au Québec un fort contingent de citoyens d’origine libanaise, mais comme ces derniers sont dans bien des cas chrétiens, leur influence sur l’Islam du Québec est loin d’être exagérée. De plus, l’organisme islamique du Québec verrait le jour dans des conditions plus favorables que son pendant français, d’une part, parce que ce dernier doit vivre avec les lourdes séquelles du passé colonial de la France et, d’autre part, parce que ledit organisme québécois pourrait apprendre de l’expérience française. À ce sujet, mentionnons simplement que le Conseil français du culte musulman n’est pas né du jour au lendemain. En effet, il a eu un ancêtre, le Conseil d’Orientation et de Réflexion sur l’Islam en France, un organe consultatif ad hoc formé de leaders musulmans non élus. On peut penser que l’organisation de l’Islam sur une base nationale au Québec pourrait commencer par la création d’un organisme semblable, lequel aurait pour mission de préparer l’avènement d’une organisation musulmane nationale et démocratique.
Par ailleurs, il se pourrait bien que l’Islam du Québec jouisse de certaines conditions favorables que l’on retrouve aussi en France. On me permettra ici d’émettre l’hypothèse à l’effet qu’il y ait quelque chose dans les pays de culture catholique qui favorise l’acclimatation des musulmans. Je pense notamment à cette tendance des catholiques, qu’ils soient pratiquants ou simplement croyants, à être strictes sur les principes mais souples dans leur application. En effet, n’y a-t-il pas là un modus operandi qui pourrait inspirer les immigrants musulmans souhaitant s’adapter à l’Occident ? Bien évidemment, certains diront que le catholicisme québécois a connu un très fort déclin au cours des quarante dernières années et que, par conséquent, le Québec ne saurait être qualifié de «pays de culture catholique». On peut penser qu’il y a du vrai dans cette analyse, mais c’est oublier que, comme le disait Renan, «la foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore…».
Conclusion
Bref, autant un Islam étranger chez-nous pourrait être une menace pour le Québec, autant un Islam chez-lui chez-nous pourrait être une chance pour le Québec. En effet, si nous ne faisons rien, le multiculturalisme et l’islamisme auront tôt fait de noyer notre conception du bien commun, autrement dit nos intérêts nationaux, dans une mer de relativisme culturel et d’absolutisme religieux. Si cela devait arriver, ce ne serait pas tant la résultante de l’émergence d’un Quebecistan13 que celle d’un Canadaistan ayant des ramifications au Québec puisque, comme nous l’avons vu avec l’arrestation de présumés terroristes islamistes à Toronto et avec l’affaire des tribunaux islamiques, c’est bel et bien du Canada anglais que nous vient la menace d’un Islam radical, qu’il soit terroriste ou simplement persuasif.
Néanmoins, pour éviter ce péril, il ne suffit pas de dénoncer le multiculturalisme et l’islamisme, il faut aussi offrir une alternative. C’est pourquoi j’ai tenté dans le présent texte d’esquisser ce que pourrait être une telle alternative, celle d’une intégration nationale et d’une laïcité respectueuse de la liberté de religion, laquelle alternative se baserait sur un dialogue entre l’ensemble de la société d’accueil et l’ensemble des Québécois de confession musulmane. D’ailleurs, puisque fait sur une base nationale, et considérant l’impact négatif du cadre canadien dans ce dossier, ce dialogue ne pourrait éviter la question nationale, ce qui ouvrirait des perspectives intéressantes pour les souverainistes et les autonomistes.
Il ne reste donc plus qu’à souhaiter que les leaders politiques sauront, avant qu’il ne soit trop tard, élaborer une telle alternative, et ce avec succès… Incha Allah (si Dieu le veut) !
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Si vous avez des commentaires n’hésitez pas à les faire parvenir à l’adresse suivante : guillrousseau@hotmail.com.

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1 On entend par islamisme le courant radical de l’Islam qui tente d’utiliser cette religion à des fins politiques, et ce, en laissant de côté certains aspects essentiels de cette dite religion et en focalisant sur l’importance d’appliquer rigoureusement la charia.
2 Plusieurs statistiques citées dans le présent article sont tirées de A. Daher, Les musulmans au Québec, 04 /06/2003
3 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c.11.
4 M. Boyd, Résolution des différends en droit de la famille : pour protéger le choix, pour promouvoir l’inclusion, Ministère du Procureur général, Gouvernement de l’Ontario, Décembre 2004.
5 L.Q., 1991, c. 64.
6 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, J.O., 17 mars 2004, 5190.
7 A. Djaout, «Musulmans du Québec : institutionnaliser la concertation pour enrayer l’islamophobie», 25/01/06.
8 Voir par exemple le communiqué émis par le Centre culturel islamique de Québec et l’Association des étudiants musulmans de l’Université Laval suite à l’arrestation de 17 présumés terroristes à Toronto en juin 2006.
9 À ce sujet voir notamment : L. Rousseau et F. Castel, « Un défi de la recomposition identitaire au Québec : le nouveau pluralisme religieux », dans Diversité et identités au Québec et dans les régions d’Europe, P.I.E.-Peter Lang et P.U.L., Bruxelles et Saint-Nicolas, 2006, 217, à la p. 249.
10 Au sujet du modèle québécois d’immigration voir : G. Rousseau, La nation à l’épreuve de l’immigration, Les Éditions du Québécois, Québec, 2006.
11 Cette forme de discrimination existe lorsqu’une municipalité permet la construction de lieux de culte uniquement dans des endroits mal desservis en termes d’accès et/ou de services, ce qui affecte négativement les minorités religieuses émergentes en particulier, considérant que les groupes religieux majoritaires ou de longue date possèdent déjà de nombreux lieux de culte. Cette discrimination s’explique non pas par un excès de zèle antireligieux, mais plutôt par le fait que les lieux de culte sont sans intérêt pour les municipalités puisqu’ils sont exemptés d’impôts fonciers. Évidemment, on peut penser que la liberté de religion et le droit à l’égalité garantis par les chartes interdisent déjà le zonage discriminatoire, mais en réalité la jurisprudence est hésitante sur cette question. Ce dernier constat, joint au fait qu’il est toujours préférable que ce genre de questions soient réglées au grand jour par un processus démocratique plutôt que par un processus judiciaire opaque, nous incite à dire que l’adoption d’une loi contre la discrimination fondée sur la religion en matière de zonage serait sans doute souhaitable. Une telle loi existe aux États-Unis : Religious Land Use and Institutionalized Persons Act, 42 U.S.C. 2000cc (2002). Pour plus d’informations voir : M.-A., LeChasseur, Le zonage en droit québécois, Wilson & Lafleur, Montréal, 2006, 385, aux p. 107 à 116.
12 Supra note 9, à la p. 246.
13 B. Kay, [« The rise of Quebecistan »->1510], National Post, le mercredi 9 août 2006.
À lire dans la revue L'Action nationale

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Guillaume Rousseau35 articles

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L'auteur, qui est candidat au doctorat en droit à l'Université de Sherbrooke, a étudié le droit européen à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV. Actuellement, doctorant à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne





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