Rapport Bouchard-Taylor

Pourquoi la laïcité ouverte ?

Ce modèle réalise le mieux les quatre principes de la laïcité : respect de l'égalité morale des personnes, liberté de conscience et de religion, autonomie réciproque de l'Église et de l'État et neutralité de ce dernier

Laïcité — débat québécois

Voici d'autres extraits du rapport, liés ceux-ci à l'un des concepts que les commissaires proposent de mieux définir, soit celui de la laïcité ouverte


La laïcité est aujourd'hui une dimension indispensable des modes de gouvernance des États démocratiques et libéraux, mais elle s'incarne toujours dans des contextes particuliers. Les États interprètent et appliquent les valeurs et les principes structurants de la laïcité à la lumière de leur réalité propre. C'est ainsi que les différents régimes de laïcité se situent dans un continuum allant des plus restrictifs aux plus libéraux, eu égard à la place de la religion et de la pratique religieuse dans la société. [...]
Du rapport Parent au rapport Proulx, en passant par l'approche inclusive privilégiée lors du débat des années 1990 sur le port du hidjab à l'école et par la pratique des accommodements raisonnables dans les établissements publics et privés, le Québec a cheminé vers un modèle de laïcité qui aspire à traiter toutes les personnes également en ne favorisant aucune religion et à leur garantir une protection ample, mais raisonnable, de leur liberté de conscience. Nous croyons que ce choix du Québec en faveur d'une laïcité ouverte s'est avéré le bon et nous souhaitons [...] nous inscrire à notre tour dans cette voie défrichée par nos prédécesseurs.
La raison fondamentale pour laquelle nous optons pour la laïcité ouverte, c'est que ce modèle réalise le mieux, selon nous, les quatre principes de la laïcité, soit le respect de l'égalité morale des personnes, la liberté de conscience et de religion, l'autonomie réciproque de l'Église et de l'État et la neutralité de ce dernier. [...]
Le modèle de la laïcité ouverte est toutefois mis à l'épreuve aujourd'hui; il doit résoudre de nouveaux dilemmes et se mettre à la recherche de nouveaux équilibres. Le Québec se diversifie et continuera de le faire. Comment, dans un tel contexte, permettre aux citoyens de vivre selon leur conscience tout en s'assurant que les valeurs publiques communes qui fondent la vie collective soient respectées? Comment respecter la diversité culturelle et religieuse tout en conservant un espace à la continuité historique et à la représentation du passé dans le présent?
Les craintes et les critiques exprimées par les citoyens au cours des audiences publiques, même si elles ne justifient pas à nos yeux une rupture radicale, révèlent les zones d'ombre de notre régime actuel et soulèvent un certain nombre de questions auxquelles il faut répondre. Ces réponses, en retour, permettront de donner plus de chair à notre modèle de laïcité, de pousser plus loin sa définition et son application dans des cas concrets.
Au moins deux grandes questions sont revenues constamment dans le débat public de l'automne 2007: les agents de l'État peuvent-ils porter des signes religieux dans l'exercice de leurs fonctions et comment distinguer ce qui relève du patrimoine historique de ce qui constitue une brèche à la règle de la neutralité de l'État envers les religions?
En d'autres termes, doit-on faire table rase du passé religieux du Québec pour nous conformer aux exigences de la laïcité? Il n'y a évidemment pas qu'une seule réponse acceptable à ces questions. Voici néanmoins celles qui nous semblent les mieux adaptées à la réalité du Québec d'aujourd'hui.
La laïcité exige [...] qu'il n'y ait pas de lien organique entre l'État et la religion; l'État laïque doit prendre ses ordres du peuple, par l'intermédiaire des représentants élus, et non des Églises. La neutralité religieuse de l'État exige que les institutions publiques ne favorisent aucune religion et non que les individus qui les fréquentent relèguent à la sphère privée les manifestations de leur appartenance religieuse. Mais quelles sont les implications de la neutralité religieuse de l'État en ce qui a trait aux agents de l'État, soit ceux qui le représentent et qui lui permettent d'accomplir ses fonctions?
Cet enjeu ne pose pas de défi particulier aux conceptions plus rigides de la laïcité. Comme les agents de l'État interdisent dans certains cas le port de signes religieux chez les usagers, il va de soi qu'ils ne peuvent, de façon générale, afficher leurs convictions religieuses dans l'exercice de leurs fonctions. On considère ainsi en France que le principe de laïcité justifie l'interdiction du port de signes religieux par les agents de l'État. Il s'agit toutefois d'une question difficile pour les modèles de laïcité ouverte qui cherchent de leur côté à mettre en équilibre les exigences d'une étroite protection de la liberté de conscience et de religion et celles de la nécessaire neutralité des institutions publiques.
La raison la plus souvent invoquée pour interdire le port de signes religieux par les agents de l'État est que ceux-ci représentent l'État et doivent conséquemment incarner les valeurs dont il fait la promotion. L'État étant neutre par rapport aux différentes appartenances religieuses des citoyens, ses représentants doivent incarner cette neutralité.
La neutralité de l'État
Cette position semble à première vue raisonnable et légitime. Les citoyens, en tant qu'individus, sont libres d'afficher leur appartenance religieuse tant dans la sphère privée que dans la sphère publique entendue au sens large. Mais en tant qu'agents de l'État, ils doivent accepter d'incarner ou de personnifier la neutralité de l'État envers les religions. Un employé de l'État portant un signe religieux visible pourrait donner l'impression qu'il sert son Église avant de servir l'État ou qu'il existe un lien organique entre l'État et sa communauté religieuse, alors qu'une règle uniforme interdisant le port de signes religieux permet pour sa part d'éviter l'apparence d'un conflit d'intérêts.
Il importe à ce stade de rappeler, avant d'examiner cet argument de plus près, que l'interdiction pour les agents de l'État de porter des signes religieux a un double prix, à savoir la restriction de a) la liberté de conscience et de religion des personnes visées et, éventuellement, b) l'égalité dans l'accès aux emplois de la fonction publique et parapublique. Or, si [...] aucun droit n'est absolu, une démocratie libérale doit toujours avoir des raisons fortes pour porter atteinte aux droits et libertés fondamentaux d'une partie de la population. Est-ce que l'apparence de neutralité visée par la règle interdisant le port de signes religieux chez les agents de l'État constitue une raison forte?
L'apparence de neutralité est importante, mais nous ne croyons pas qu'elle justifie une règle générale qui interdirait le port de signes religieux chez les agents de l'État.
Si une telle interdiction se justifie mieux, comme nous le verrons plus bas, dans le cas de certaines fonctions spécifiques, ce qui importe avant tout, de façon générale, est que les agents de l'État fassent preuve d'impartialité dans l'exercice de leurs fonctions. Un employé de l'État doit chercher à accomplir la mission attribuée par le législateur à l'institution qu'il sert; ses actes ne doivent lui être dictés ni par sa foi ni par ses croyances philosophiques, mais bien par la volonté de réaliser les finalités associées au poste qu'il occupe.
Pourquoi penser que la personne qui porte un signe religieux serait moins susceptible de faire preuve d'impartialité, de professionnalisme et de loyauté envers l'institution, que la personne qui n'en porte pas?
Pourquoi, dès lors, nous arrêter aux manifestations extérieures de la foi? Ne devrait-on pas aussi exiger des employés de l'État qu'ils renoncent à toute conviction de conscience? Cela serait évidemment absurde. Or, pourquoi penser a priori que ceux qui affichent leur appartenance religieuse sont moins capables de faire la part des choses que ceux dont les convictions de conscience ne sont pas extériorisées ou le sont de façon moins visible (pensons au port de la croix catholique)? Pourquoi refuser la présomption d'impartialité à l'un et l'accorder à l'autre?
Les compétences
Les agents de l'État doivent à notre avis être évalués à la lumière de leurs actes. Font-ils preuve d'impartialité dans l'exercice de leurs fonctions? Leurs croyances religieuses interfèrent-elles, dans les faits, avec l'exercice de leur jugement professionnel? La restriction de la liberté de conscience et de religion de certains citoyens constitue une solution de dernier recours. Dans le cas qui nous occupe, il est possible d'évaluer la neutralité des actes des agents de l'État sans restreindre leur liberté de conscience et de religion.
Par exemple, ce qu'il faudrait proscrire dans le cas d'un employé portant un signe religieux et faisant du prosélytisme au travail, ce serait le prosélytisme et non le port du signe religieux, qui n'est pas en soi un acte de prosélytisme. Et il va sans dire qu'on peut associer un devoir de réserve particulier, dans les paroles et les actes, à certains postes. Songeons, par exemple, au personnel qui enseignera le nouveau cours d'Éthique et culture religieuse.
Il se peut, il est vrai, que des personnes soient choquées par la vision d'un agent de l'État affichant son appartenance religieuse, quelles que soient les compétences de ce dernier. Mais comment s'explique cette réaction? Se peut-il que, dans bien des cas, elle provienne d'une suspicion, voire d'une intolérance, envers la religion en général ou envers les religions minoritaires en particulier? Devrions-nous restreindre le libre exercice de la religion de certains citoyens sur cette base? Dans une société diversifiée comme la nôtre, dans laquelle une multiplicité de religions et de rapports à la religion se côtoient, il faut plutôt miser sur un apprentissage du vivre-ensemble qui favorise la compréhension et le respect mutuels. [...]
Notons toutefois que notre position n'entraîne pas qu'il faille accepter le port de tous les signes religieux chez les agents de l'État. Elle suppose plutôt que l'on ne devrait pas interdire le port d'un signe religieux du seul fait de son caractère religieux. D'autres raisons peuvent cependant justifier l'interdiction du port de certains signes religieux. Nous entrons ici sur le terrain de la «contrainte excessive».
Le port d'un signe religieux ne doit pas entraver l'accomplissement de la fonction occupée. Une enseignante ne pourrait, par exemple, revêtir une burka ou un niqab en classe et s'acquitter adéquatement de sa tâche d'enseignante. D'une part, l'enseignement passe par définition par la communication et le recouvrement du visage et du corps exclut la communication non verbale.
D'autre part, l'une des missions de l'enseignante est de contribuer au développement de la sociabilité de l'élève. Or il semble raisonnable de penser que le port d'un voile intégral instaure une trop grande distance entre l'enseignante et ses élèves. Bref, des motifs pédagogiques peuvent entre autres être invoqués pour justifier l'interdiction de la burka ou du niqab chez les enseignantes.
Une règle générale s'appliquant à tous les agents de l'État (de celui qui exécute un simple travail technique et n'est pas en contact avec le public jusqu'au juge en chef de la Cour supérieure du Québec) serait, selon nous, excessive.
Il n'en demeure pas moins que l'interdiction du port de signes religieux pour une gamme restreinte de fonctions se justifie mieux. Dans le mémoire qu'il a présenté devant la commission, le Bloc québécois a par exemple soutenu que le port de signes religieux devait être interdit dans l'exercice des fonctions qui «incarnent l'État et sa nécessaire neutralité»; pensons par exemple aux juges, aux procureurs de la Couronne, au président de l'Assemblée nationale, aux policiers, etc. [...]
Nous croyons qu'une majorité de Québécois admettent qu'une interdiction uniforme s'appliquant à tous les employés de l'État, quelle que soit la nature de leur poste, est abusive, mais tiennent à ce que ceux et celles qui occupent des postes qui incarnent au plus haut point la nécessaire neutralité de l'État, comme les juges ou le président de l'Assemblée nationale, par exemple, s'imposent une forme de devoir de réserve quant à l'expression de leurs convictions religieuses. La séparation entre l'Église et l'État doit s'incarner, selon plusieurs, dans certains symboles, en l'occurrence dans l'apparence des agents qui occupent des postes qui représentent de façon tangible les différents pouvoirs de l'État. Cette attente nous apparaît raisonnable. [...]
Le patrimoine religieux
La laïcité exige-t-elle le sacrifice du patrimoine historique religieux du Québec? Faut-il, en particulier, purger les institutions et les lieux publics de toute trace de la religion et, au premier chef, de celle de la majorité? Cela ne reviendrait-il pas à faire table rase du passé?
Une conception adéquate de la laïcité doit, selon nous, chercher à distinguer ce qui constitue une forme d'établissement de la religion de ce qui relève du patrimoine historique de la société. L'ancienne loi sur le dimanche, les privilèges accordés aux catholiques et aux protestants en matière d'enseignement de la religion dans les écoles publiques, la récitation d'une prière au début des séances d'un conseil municipal, l'utilisation de la Bible pour la prestation du serment en cour constituent des formes d'affirmation de la religion de la majorité.
Dans tous ces cas, les chrétiens pratiquants se trouvent favorisés, tandis que les non-chrétiens sont contraints de respecter une loi ou une norme en porte-à-faux avec leurs convictions de conscience. Toutefois, certaines pratiques ou certains symboles peuvent trouver leur origine dans la religion de la majorité sans pour autant contraindre véritablement ceux qui ne font pas partie de cette majorité. C'est le cas des pratiques et symboles qui ont une valeur patrimoniale plutôt qu'une fonction de régulation.
La croix du mont Royal, par exemple, ne signifie pas que la ville de Montréal s'identifie au catholicisme et n'exige pas des non-catholiques qu'ils agissent à l'encontre de leur conscience; il s'agit d'un symbole qui témoigne d'un épisode de notre passé.
Un symbole religieux est donc compatible avec la laïcité lorsqu'il s'agit d'un rappel historique plutôt que du signe d'une identification religieuse de la part d'une institution publique. [...] Il faut cependant éviter que des pratiques qui constituent dans les faits une forme d'identification de l'État à une religion -- la plupart du temps celle de la majorité -- soient maintenues sous prétexte qu'elles ne comporteraient plus aujourd'hui qu'une valeur patrimoniale.
Pensons ici aux prières tenues au début des séances d'un conseil municipal ou au crucifix accroché au-dessus du fauteuil du président de l'Assemblée nationale du Québec. Ce crucifix, installé par Maurice Duplessis en 1936, laisse entendre qu'une proximité toute spéciale existe entre le pouvoir législatif et la religion de la majorité. Il paraît préférable que le lieu même où délibèrent et légifèrent les élus ne soit pas identifié à une religion particulière. L'Assemblée nationale est l'assemblée de toute la population du Québec. [...]
Pour un Livre blanc
Le Québec doit, selon nous, approfondir son modèle de laïcité ouverte plutôt que de changer de modèle. Quel est le rôle du gouvernement québécois dans cet approfondissement?
Plusieurs personnes et organismes ont soutenu qu'il était maintenant temps que le Québec se dote d'un instrument ou d'un mécanisme qui lui permette d'affirmer haut et fort sa laïcité et d'en préciser les termes. C'est ainsi que l'idée d'adopter une «charte de la laïcité», qui ait un statut équivalent à celui de la Charte de la langue française, ou d'intégrer une clau­se interprétative affirmant le caractère laïque de lÉtat québécois dans notre charte des droits et libertés, a reçu l'appui de plusieurs. L'idée sous-jacente à ces propositions est que la laïcité devrait devenir, comme en France, un principe (quasi) constitutionnel.
Les Québécois ont raison de souhaiter que les grands paramètres de notre société, en particulier ceux découlant de notre régime de laïcité, soient plus clairement définis et affirmés.
Nous ne croyons pas toutefois que l'adoption d'une disposition ou d'un mécanisme juridique, tel un article ou une clause interprétative dans une charte, soit la meilleure façon de répondre à cette demande de re­pères. [...] Nous croyons qu'il serait opportun que le pouvoir exécutif, prenant le relais des citoyens, se saisis­se de cette question et discute d'un tel texte qui pourrait prendre la forme d'un Livre blanc sur la laïcité.


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