Mondialisation et commerce international

La démythification de Milton Friedman (3-A)

Économistes atterrés

Dans Capitalisme et liberté, Milton Friedman aborde la question des taux de change dans son chapitre touchant le commerce international plutôt que dans celui touchant la politique monétaire. Cela s'explique du fait qu'il établit un lien nécessaire entre les changes et le commerce: Sans un régime de taux de change flottant, le libre-échange à l'état pur est impossible, pose-t-il en postulat. Il aurait de toute façon été plus ou moins utile de dévier du tracé suivi par Friedman dans son ouvrage et de rapatrier le sujet des taux de change au chapitre relatif à la politique monétaire, celui-ci traitant des change sous l'angle de l'étalon-or, une réalité qui n'existe plus de nos jours.
Alors, non seulement la libéralisation des capitaux permettrait-elle de venir à bout de façon définitive du déficit chronique des États-Unis au titre de la balance des paiements, mais encore permettrait-elle aux Américains d'évoluer en toute liberté vers une économie assise sur l'innovation continue. Les autres pourraient ainsi se concentrer sur des activités leur convenant mieux, celles datant d'un âge révolu. En prime, il y aurait plein de prospérité pour tous.
La panacée de la mondialisation
Début des années 60, donc, les États-Unis creusaient un déficit de la balance des paiements. Et, pour Friedman, le temps était venu de s'attaquer au problème. Si la plupart des Américains comprennent assez bien comment il puisse arriver qu'une banque commerciale fasse l'objet d'une ruée de la part de ses déposants, ils ne réalisent pas aussi clairement qu'il pourrait en aller de même de leur pays, entame-t-il. Règle générale, une ruée de déposants aura lieu lorsqu'une banque encaisse de trop nombreux déficits à son compte de revenus. Malheureusement, si les États-Unis continuent d'accumuler les déficits à la balance des paiements, ils risquent une ruée sur leur stock d'or, comme cela a été le cas en automne 1960, ajoute-t-il:

«Les deux problèmes entretiennent deux types de relations. En premier lieu, comme dans le cas d'une banque, les difficultés du compte de revenus sont une source majeure de perte de confiance dans la capacité des États-Unis de faire honneur à leur engagement de vendre de l'or à 35 dollars l'once. Que les États-Unis aient dû emprunter à l'étranger afin d'équilibrer leurs comptes, voilà une raison essentielle qui fait que les détenteurs de dollars ont intérêt à les convertir en or ou en d'autres monnaies». ( Capitalisme et liberté, FRIEDMAN, M., Robert Laffont, Paris, 1971, p. 84)

Évidemment, poursuit Friedman, le gouvernement a à sa disposition une trousse de premiers soins. Il pourrait, par exemple, faire fluctuer son stock de devises dans un sens ou dans l'autre. Ensuite, l'État pourrait être tenté d'agir directement sur le niveau des prix intérieurs afin de stimuler le commerce international. Il y aurait alors entrée d'or et diminution du risque d'une ruée sur les stocks. Le gouvernement pourrait également dévaluer le dollar dans le but d'améliorer la compétitivité internationale de l'économie américaine. À la limite, des contrôles directs comme les quotas, des droits de douane et des limitations aux investissements étrangers pourraient être aménagés afin toujours de rétablir un semblant d'équilibre dans les comptes. Mais, rien de tout cela n'est véritablement efficace et, pis encore, ces mesures constituent des entraves à la liberté:
«Des quatre mécanismes dont nous avons parlé, l'utilisation de contrôles directs est évidemment le pire à presque tous les points de vue, et certainement le plus destructif d'une société libre. Pourtant, au lieu d'une politique claire, nous en sommes venus à recourir à de tels contrôles, sous une forme ou sous une autre. Nous prêchons publiquement les vertus du libre-échange, mais nous avons été forcés par l'inexorable pression de la balance des paiements à prendre la direction opposée, et il y a de grands risques que nous allions plus loin encore. Nous pouvons voter toutes les lois imaginables pour réduire les tarifs; le gouvernement peut négocier toutes les réductions tarifaires qu'il voudra; et cependant, à moins que nous n'adoptions un autre mécanisme pour réduire les déficits de la balance des paiements, nous ferons se succéder les diverses sortes d'entraves au commerce et les choses ne peuvent qu'empirer.» ( pp. 89-90)


Et, jusqu'où pourraient aller ces contrôles?
«L'expérience nous apprend que la manière la plus efficace de convertir une économie de marché en société économique autoritaire est de commencer par imposer des contrôles directs sur les changes» (p. 78)

Alors, comment neutraliser ce péril qui qui attend ainsi l'Amérique au détour du dirigisme économique? À première vue, il n'y a que deux solutions. D'abord, il y a le retour à un véritable régime d'étalon-or et, ensuite, les changes flottants:
«Deux mécanismes seulement sont compatibles avec le marché libre et le libre-échange. L'un est l'étalon-or international entièrement automatique: il n'est, nous l'avons vu au chapitre précédent, ni possible ni désirable.» (p., 90)

Un retour sur les motifs expliquant le déficit attractif de l'étalon-or laissera le lecteur perplexe:
«Je conclus de tout cela qu'un-étalon marchandise automatique n'est ni possible ni désirable comme solution du problème que pose l'établissement de dispositifs monétaires pour une société libre. Il n'est pas désirable, car il implique que l'on consacre une forte somme à l'obtention des ressources nécessaires à la production de l'étalon-monétaire. Il n'est pas possible, car la mythologie nécessaire à son existence effective fait défaut.» (pp., 61-62)

Alors, comment se fait-il qu'il soit économiquement rentable de produire de l'or à des fins industrielles? Friedman n'aborde pas la question. Le silence est d'or, dit-on. Côté mythologie, il est cependant plus loquace. Par là, il entend la volonté de véritablement instaurer un régime d'étalon-or contraignant. Mais, il n'explique pas, cependant, pourquoi on s'objecterait ainsi à mettre en place une solution aussi neutre à l'instabilité des changes. Ce que veut Friedman, en réalité, c'est l'instauration du principe des changes flottants. Dans un tel cadre, les capitaux circulent en toute liberté, ce qui permet au monde de la finance de donner libre cours à sa créativité...sachant qu'à la limite l'État sauvera les meubles. Il attribuera donc des propriétés miraculeuses aux changes libres:
«L'autre est un système où les taux de change flottent librement, et sont déterminés sur le marché par des transactions privées, sans aucune intervention gouvernementale. C'est là pour le marché libre la contrepartie appropriée de la règle monétaire que nous avons prônée au chapitre III. Si nous ne l'adoptons pas, nous échouerons inévitablement dans nos efforts pour étendre le domaine du libre-échange et nous serons tôt ou tard amenés à imposer au commerce d'importants contrôles directs.» (p.90)

Ne risque-t-on pas alors d'être confronté à une éventuelle instabilité monétaire du genre de celle qui a marqué les année 1920 et 1930, instabilité que voulaient, justement, neutraliser les participants à la Conférence de Bretton Woods? Et, cette instabilité n'était-elle pas une des causes de l'effondrement qui a conduit à la Grande Dépression?
«Mais plus importante, à mon avis, que toutes ces raisons est une interprétation erronée de l'expérience que l'on peut avoir des taux flottants. Cette erreur trouve son origine dans un sophisme (il faut admettre que Friedman est un as en la matière) statistique du type, par exemple, de celui qui veut que l'Arizona soit le pire des lieux de résidence pour un tuberculeux, puisque le taux de mortalité par tuberculose y est plus élevé que dans tout autre État de l'Union. Mais en ce qui concerne les taux de change, comme aucun degré de contrôle des changes ou de restrictions directes au commerce n'a permis de fixer un taux de change qui soit en désaccord avec les réalités économiques, les taux de change flottants ont fréquemment été associés avec l'instabilité économique et financière (par exemple, les hyperinflations et les inflations graves d'Amérique du Sud). Il est facile d'en conclure--et nombreux sont ceux qui l'ont fait--que les taux de change flottants sont la cause de cette instabilité» (p., 92)

Alors, si les forces du marché finissent toujours par prévaloir indépendamment des efforts de régulation des changes, ne faut-il pas conclure que nous sommes continuellement en régime de changes flottants et que ceux-ci conduisent en fait à l'instabilité?
«Être en faveur des taux de change flottants ne signifie pas que l'on soit favorable à l'instabilité des taux de change. Que nous nous déclarions partisans d'un système de liberté des prix intérieurs n'implique pas que nous prônions un système où les prix subiraient des fluctuations désordonnées. Ce que nous voulons, c'est un système où les prix soient libres de fluctuer, mais où les forces qui les déterminent soient suffisamment stables pour qu'ils ne varient en fait qu'avec modération. La chose est également vraie d'un système de taux de change flottants. Notre objectif est en fin de compte un monde dans lequel les taux de change, tout en étant libres de varier, soient en fait extrêmement stables, et cela parce que la politique et la situation économique seront fondamentalement stables. L'instabilité des taux de change n'est que le symptôme de l'instabilité de la structure économique sous-jacente. L'élimination de ce symptôme par le gel administratif des taux de change ne remédie à aucune des difficultés réelles et ne fait que rendre plus pénible l'adaptation à ces difficultés.» (pp., 92-93)


Donc, toutes ces mesures visant à redresser le déficit de la balance des paiements sont parfaitement inutiles? Exactement:
«Un système tel que celui dont je viens de donner les grandes lignes résoudrait une fois pour toutes le problème de la balance des paiements. Aucun déficit ne pourrait se produire qui exige des hauts fonctionnaires qu'ils sollicitent l'assistance des banques centrales étrangères; ou qui forcent un président des États-unis à se conduie comme un banquier de province cherchant à rendre la confiance à ses clients; ou qui contraigne un gouvernement prêchant le libre-échange à imposer des restrictions sur les importations ou à sacrifier d'importants intérêts nationaux et privés à la question secondaire du nom de la monnaie dans laquelle sont effectués les paiements. Ceux-ci seraient toujours équilibrés parce qu'un prix--le taux de change--aurait toute liberté de parvenir à l'équilibre. Personne ne pourrait vendre des dollars qu'il ne puisse trouver quelqu'un qui les achète, et inversement.» (p., 95)

Mais, il faut bien comprendre que les changes flottants ne constituent que le premier pas vers la prospérité et la stabilité. Sans le libre-échange, rien de tout cela ne serait possible. Est-ce qu'il faut comprendre que cela devrait inclure les pays offrant de la main-d'oeuvre à faible coût? Le commerce est libre ou il ne l'est pas. Ne risquons-nous pas, alors, d'être les premières victimes de notre «mansuétude» ? C'est là l'argument de ceux qui ne comprennent rien à l'économie américaine:
«Un système de taux de change flottants offre cet autre avantage de rendre d'une évidence presque transparente la fausseté de l'argument le plus répandu contre le libre-échange, à savoir que les «bas» salaires chez les autres rendent les tarifs en quelque sorte nécessaires pour protéger les «hauts» salaires chez nous. 100 yens de l'heure représentent-ils pour un travailleur japonais un salaire élevé ou un bas salaire, si on les compare avec les 4 dollars de l'heure du travailleur américain? Cela dépend entièrement du taux de change. Et qu'est-ce qui détermine la taux de change? La nécessité de parvenir à une balance des paiements, c'est-à-dire de rendre la quantité de biens que nous pouvons vendre aux Japonais à peu près égale à la quantité qu'ils peuvent nous vendre.
Supposons pour la simplicité de la démonstration, que le Japon et les États-Unis soient les deux seuls pays qui fassent du commerce, et que, compte tenu par exemple, d'un taux de change de 1000 yens pour un dollar, les Japonais puissent produire à plus bas prix que les Américains tous les articles susceptibles de figurer dans le commerce international: il va de soit qu'à ce taux de change, le Japon pourrait nous vendre beaucoup de choses, tandis que nous ne lui vendrions rien. Supposons maintenant que nous payions nos achats en dollars-papier. Que feraient de ces dollars les exportateurs japonais? Ils ne pourraient ni les manger ni s'en vêtir....
Ils voudraient les vendre contre des yens. En toute hypothèse, il n'y a rien qu'ils puissent vendre contre un dollar qu'ils ne puissent acheter pour moins des 1000 yens contre lesquels le dollar peut en principe être échangé. Cela vaut pour tous les Japonais: pourquoi donc le possesseur de yens en échangerait-il donc 1000 contre un dollar qui ne saurait acheter autant de marchandises que le peuvent faire 1000 yens? Pour que l'exportateur japonais échange ses dollars contre des yens, il lui faudrait consentir à recevoir moins de 1000 yens pour chaque dollars: c'est-à-dire que le prix en yens du dollar devrait être inférieur à 1000, ou que le prix du yen devrait être supérieur à un millième de dollar. Mais à 500 yens le dollar, les marchandises japonaises seraient pour les Américains deux fois plus chères qu'avant; et pour les Japonais les marchandises américaines le seraient deux fois moins. Les producteurs japonais ne seraient donc plus capables de vendre tous leurs produits moins chers que les producteurs américains.
À quel niveau se fixerait le prix du yen par rapport au dollar? Au niveau nécessaire pour assurer que tous les exportateurs qui le désirent pourraient vendre les dollars qu'ils reçoivent en échange des biens qu'ils exportent vers l'Amérique à des importateurs qui s'en serviraient pour acheter des marchandises en Amérique; si l'on veut au niveau nécessaire pour assurer que la valeur des exportations américaines (en dollars) soit égale à celle des importations américaines (toujours en dollars). Pour être plus précis, il faudrait tenir compte des transactions en capitaux, des dons, etc. Mais cela ne modifie pas le principe central.» (pp., 96-97) (Friedman expédie très élégamment le cas des échanges financiers et spéculatifs.)
Oui, mais pourquoi les exportateurs japonais feraient-ils affaires avec les États-Unis s'il leur faut encaisser une perte sur change de 50 % lors de la conversion de leurs dollars? Et, si les marchandises américaines commencent à envahir le Japon, les travailleurs japonais ne risquent-ils pas de se retrouver au chômage avec une chute possible de leur niveau de vie? Ils ne récolteraient alors que ce qu'ils méritent. Le niveau de vie d'un pays dépend de sa productivité: (Et le taux de change?)
«On notera que cette discussion ne dit rien du niveau de vie du travailleur japonais ou du travailleur américain. C'est que la question n'a rien à voir ici. Si le travailleur japonais a un plus bas niveau de vie que le travailleur américain, c'est parce qu'il est moins productif en moyenne que l'Américain, étant donné la formation qui est la sienne et la quantité de capital et de terre , etc., avec quoi il peut travailler. Si le travailleur américain est, disons, quatre fois plus productif en moyenne que le travailleur japonais, c'est du gaspillage que de l'employer à à produire des biens pour la production desquels il est moins de quatre fois plus productif. Mieux vaut produire les biens pour lesquels il est le plus productif et les échanger contre les biens pour lesquels il est le moins productif. Les tarifs n'aident pas plus le travailleur japonais à élever son niveau de vie, qu'ils ne protègent le haut niveau de vie du travailleur américain. Au contraire, ils abaissent le niveau de vie japonais et empêchent le niveau de vie américain d'être aussi élevé qu'il le pourrait.» (pp., 97-98)

Et, avec toute cette prospérité, l'aide internationale deviendra à toutes fins pratiques inutile? Enfin une question intelligente:
«Il existe peu de mesures qui feraient plus pour favoriser la cause de la liberté à l'intérieur et à l'extérieur de nos frontière. Au lieu de subventionner les gouvernements étrangers au nom de l'aide économique--et de favoriser ainsi le socialisme--, tout en imposant des restrictions aux biens qu'ils arrivent à produire--et en nuisant ainsi à la libre entreprise--, nous pourrions prendre une attitude cohérente et fondée sur des principes. Nous pourrions dire au reste du monde; «Nous croyons en la liberté et nous avons l'intention de la pratiquer. Personne ne peut vous forcer à être libres. C'est votre affaire. Mais nous pouvons vous offrir une pleine coopération sur un pied d'égalité pour tous. Notre marché vous est ouvert. Vendez-y ce que vous pouvez et voulez vendre. Utilisez les bénéfices pour acheter ce que vous désirez. De cette façon la coopération entre individus pourra être à la fois universelle et libre.»» (p., 99)

Vous croyez réellement, professeur, que le Togo puisse oeuvrer sur un pied d'égalité avec les États-Unis? Oh, il ne faut pas sous-estimer les vertus égalisatrices du libre marché.
Les prémisses de Friedman ne sont manifestement pas étanches. Celles qu'il avait posées en faveur de la libre circulation du capital ne l'étaient pas non plus. Dans les faits, elles ont conduit au désastre. En a-t-il été autrement de la mondialisation du commerce? C'est ce que nous verrons la prochaine fois.


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