La Belgique (comme le Canada), à n’importe quel prix

Chronique de José Fontaine

Face à des problèmes comme le déclin des mœurs (du moins comme le voient les conservateurs), les abus de la société de consommation, le laisser-aller de la jeunesse, j’ai entendu mille fois en Europe depuis mon enfance la phrase « Il leur faudrait une bonne guerre. » Réflexion faite par des plus âgés, ayant souffert en des temps difficiles. Et ne comprenant pas que l’on ne travaille pas durement à réussir sa vie. Mais ce « Il leur faudrait une bonne guerre » avait quelque chose d’objectivement abject . Car qu’y a-t-il de plus immoral et de plus décadent que la guerre dont aucune armée ne respecte les lois, qui déclenche une agressivité permettant justement le viol de toutes les valeurs? A côté certes d’héroïsmes comme ceux des Résistants. Mais quel prix à payer pour ces rares pépites morales de temps bien sombres! Je ne sais pas si cette réflexion a été faite au Québec. Il me semble que non dans la mesure où le continent nord-américain n’a pas été affecté directement par la guerre. A titre personnel, moi non plus, je n’ai pas été affecté directement puisque né en 1946. Mais même né cette année, quand j’atteignis l’âge de trois, quatre ans, mes aînés m’expliquèrent pourquoi il y avait encore tant de maisons non encre reconstruites et mes nuits furent peuplées de l’angoisse que des avions bombardent la maison de mes parents. C’est vrai qu’une « bonne » guerre dure longtemps et qu’elle fait sentir ses effets bien au-delà de la fin des combats.
La tradition antidémocratique du journal "Le Soir"
Or, on pouvait lire dans l’éditorial du journal Le Soir le 5 mai 1999, alors que la guerre du Kosovo venait d’éclater, ces mots problématiques : «La guerre au Kosovo aura eu au moins cet avantage de rejeter le communautaire [c’est par ce terme abstrait que l’on désigne la question nationale belge, bien improprement, note de JF] au second plan. Les visées nationalistes flamandes apparaissent obscènes à l'heure de l'épuration ethnique dans les Balkans.»
L’éditorialiste Guy Duplat commençait par expliquer l'apathie des électeurs belges face aux élections du mois suivant par «un fait majeur: une grande partie des décisions politiques échappent à la Belgique ». Et cela en donnant vraiment l’impression que cela l’enchantait puisqu’il poursuivait : Les exigences de l'Europe comme de l'économie mondiale ne « nous laissent qu'une faible marge de manoeuvre (...) Dire que les décisions se prennent de plus en plus à un niveau supranational, c'est redonner en même temps tout leur poids aux élections européennes». Le critère européen a toujours été un critère positif en Belgique francophone. Mais que les électeurs wallons et bruxellois puissent élire, à l’époque, une dizaine de parlementaires du cru allant en principe agir au niveau supranational, il était aussi difficile hier qu’aujourd’hui de trouver cela positif. Le Monde Diplomatique a expliqué avant les élections européennes de juin 2009 qu’il était assez normal que le plus grand vainqueur de ces élections, même dans les grands pays, soit le parti de l’abstention dans ce qui semble être de plus en plus une mascarade.
Le grand journal belge francophone semble vraiment ne pas aimer cet aspect de la démocratie que sont les élections, du moins quand cela a un enjeu sur les relations entre Flamands et Wallons. En décembre 1987, le Directeur de ce journal Yvon Toussaint , fin lettré, écrivait à la veille des élections de cette année qu’elles n’avaient pas d’enjeux véritables et qu’elles ne procédaient pour la plupart des citoyens « que d’un sentiment ou d’une fidélité » et citant Choderlos de Laclos (Les liaisons dangereuses), il ajoutait que la fidélité est « triste » et le sentiment « ennuyeux ». En buvant du petit lait. Or les élections de 1987 furent suivies de la plus profonde réforme de l’Etat belge opérée depuis 1830 dans le sens de l'autonomie wallonne et flamande. C’est cela qu’il craignait en réalité.
Béatrice Delvaux
Le 31 août dernier, au lendemain d’un traditionnel pèlerinage de l’Yser (rendez-vous de l’autonomisme flamand), dont le président avait proclamé l’illégitimité du gouvernement fédéral, la directrice du journal Le Soir, Béatrice Delvaux, fidèle à l’esprit antidémocratique de ses prédécesseurs, se lance, telle la pauvreté sur le monde, sur un nouveau déni de démocratie. Elle jette son dévolu sur un projet commun aux trois associations patronales du pays (wallonne, flamande et bruxelloise), en vue de dynamiser la métropole bruxelloise. Et écrit froidement : « Autre exemple du défi à ce populisme belge: un groupe composé des trois fédérations patronales régionales belges (dont la très radicale Voka flamande), ont approuvé un projet baptisé ”Brussels Metropolitean Region” qui définit les contours d'un hinterland bruxellois économiquement porteur. Qui va oser accompagner la construction de ce Bruxelles qui ignore les contraintes identitaires et politiques? C'est sur ces points aussi précis que, dans les mois à venir, on mesurera les hommes politiques qui veulent garantir le futur des citoyens et prennent des risques même par rapport à leur propre communauté, pour l'assurer. »
A bas les citoyens vivent les patrons!
Curieux antipopulisme que de placer ses espoirs démocratiques dans des projets patronaux, (sans dire que les patrons ne sont pas démocratiques, ce n‘est pas cette dimension qu’ils portent avant tout en leurs activités). Curieux antipopulisme que celui qui se fonde sur le de dépassement des « contraintes identitaires et politiques », donc des questions politiques et des questions identitaires qui leur sont liées dans un pays comme la Belgique où Flamands et Wallons doivent sans cesse reconstruire leur communauté civique sur la base de longues discussions. Et curieux antipopulisme qui compte sur des patrons qui n’ont pas autant de comptes à rendre à leurs communautés comme les mandataires politiques qui y sont contraints tous les jours. Mais les nationalistes belges sont à ce point frustrés de voir cet effort pour régler la question nationale (et pas dans le sens qui leur plaît), envahir tout le champ politique qu’ils se retournent vers des formes d’unification belge qui feraient fi des peuples qui composent le pays. Exactement (je pense que l’on peut dire : « exactement »), comme Jean Monet qui comptait sur les nécessités économiques pour faire l’Europe unie. Dont l’idéologie profonde a son côté sympa, le dépassement de la guerre et des conflits, mais aussi son côté noir : le dédain total des identités nationales au bénéfice d’une Europe qui n’entendrait bientôt plus qu’un seul langage, celui de l’anglais des affaires, analogue à celui de la « Brussels Metropolitean Region » dont le rêve bleu hante maintenant les nuits des Belges-à-tout-prix. Qui voudraient surtout qu’il ne se passe rien chez nous, que l’ordre règne et que les affaires marchent. Et que la démocratie (qui a fatalement affaire au sentiment, à la fidélité, au caractère difficile et imprévisible des débats entre citoyens, au conflit...), ne vienne plus troubler l’Ordre belge et ses trois couleurs dans une capitale qu’ils conçoivent comme devant se soumettre le reste du pays et l’asservir à la vision glacée (1) d’une Belgique en trichromie.
(1) Le mot « glacée » est utilisé par Marc Richir dans Du sublime en politique, pour désigner justement l’effroi des dominants face à une société imprévisible quand elle est démocratique et qu’ils veulent remplacer par la «glaciation » d’un ordre sans liberté.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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