L'usage de l'anglais dans notre société : quelle est la juste dose?

Chronique de Mathieu Gauthier-Pilote

La réflexion n'est pas nouvelle. J'en ai retrouvé l'embryon chez deux penseurs de l'indépendance des peuples : le Goujarati Mohandas Karamchand Gandhi et le Québécois Marcel Chaput.

Gandhi : ne pas dépendre de l'anglais

Dans Hind Swaraj ou L'autogouvernance indienne[1] (1909), Gandhi fait observer qu'alors qu'en Grande-Bretagne des personnalités politiques de premier plan, comme le premier ministre du Royaume-Uni David Lloyd George, s'efforcent d'empêcher le déclin de la langue galloise au contact de l'anglais, les peuples de l'Inde se vautrent dans l'anglais sans discernement, expriment leurs meilleures idées dans un anglais défectueux. Ne passant pas par quatre chemins pour décrire la réalité qu'il perçoit, il affirme : « C'est nous, les Indiens qui connaissons l'anglais, qui avons asservi l'Inde[2] . » En effet, lorsqu'on y réfléchit bien, on constate que ce sont des personnes bilingues qui servent de courroie de transmission à l'impérialisme. Le bilinguisme peut être positif ou négatif, tout dépend de l'utilisation qui en est fait.

Après avoir souligné l'absurdité et l'inconséquence de la place de l'anglais en Inde, il suggère la voie du multilinguisme stratégique pour libérer les Indiens de leur dépendance à l'anglais et à l'éducation anglaise. Sa réflexion porte sur les fins de l'utilisation de l'anglais par les Indiens (comme langue d'enseignement, langue du commerce, langue de culture) et il avait très bien compris, dès 1909, la distinction entre apprendre l'anglais pour son enrichissement personnel, chose bénéfique, et l'apprendre parce que son utilisation est devenue un besoin social, chose qui devient rapidement néfaste dans un contexte colonial.

Autre point intéressant : pour Gandhi, la place de l'anglais dans le secteur de l'éducation est le problème majeur à régler. Nous l'avons déjà su au Québec nous aussi, mais il semble que nous l'ayons oublié... En effet, lors des Assises nationales des États généraux du Canada français en 1967, l'atelier culturel adoptait les résolutions suivantes :

- L'anglais ne doit pas être enseigné au niveau primaire dans les écoles du Québec, sauf dans les écoles de la minorité anglophone;
- Dans les écoles françaises du Québec, l'enseignement d'une langue seconde doit être facultatif et il doit se faire à partir du niveau secondaire.[3]

Ces résolutions, comme nous le savons, n'ont malheureusement jamais été suivies. Nous pouvons nous compter chanceux que les cours d'anglais langue seconde donnés dans nos écoles primaires et secondaires soient bien trop rudimentaires pour former des bilingues fonctionnels. Le résultat, autant que j'ai pu l'observer moi-même, est que les jeunes sortent de nos écoles plus mauvais encore en anglais qu'en français et que ce fait favorise le choix d'une vie professionnelle en français. Fiou! Sauvés par les lacunes de notre système éducatif! ;-)

Chaput : 5% de bilingues serait assez

Plus près de nous dans l'espace et le temps, on trouve Marcel Chaput qui discute, dans son célèbre Pourquoi je suis séparatiste (1961), de ce que serait un bilinguisme français-anglais normal dans une société québécoise devenue libre :

Dans tous les pays du monde, il faut des bilingues. Les services diplomatiques, les transports, les communications, les hôtels, l'armée, le fonctionnarisme même ont besoin d'interprètes, de traducteurs. Mais dans quelle proportion? Là est le problème. Supposons 5%; c'est généreux. Ici, au Canada français, c'est au moins la moitié des travailleurs qui doivent connaître l'anglais pour gagner leur vie[4] .

Il est désolant de constater qu'à peu près rien n'a changé à ce propos depuis 1961. Au moyen de notre politique linguistique, nous avons, depuis 1977, rendu le français nécessaire au Québec, mais collectivement notre dépendance à l'anglais est toujours disproportionnée, à preuve le nombre d'employeurs qui continuent d'exiger l'anglais en plus du français. Le plus grave selon moi est cette pratique, chez certains de nos employeurs, d'exiger la connaissance de l'anglais uniquement parce qu'on se réserve le droit d'embaucher parmi les unilingues anglophones. C'est que, dit-on, nous devons rester compétitifs et ne pas rater l'occasion d'embaucher les travailleurs qualifiés dans des domaines de pointe... Ce problème, il est facile de le voir, est en lien direct avec le fait que collectivement nous nous imposons la connaissance de l'anglais. Puisque nous devons tous savoir l'anglais langue seconde, matière scolaire imposée dès le primaire, il ne faut pas s'étonner si des employeurs s'autorisent à embaucher des unilingues anglophones, c'est-à-dire des personnes qui ne sont pas du tout qualifiées pour travailler au Québec. Pendant ce temps, nous disqualifions tous les unilingues francophones des meilleurs emplois, alors que le Québec est évidemment le seul endroit en Amérique du Nord où c'est vraiment possible pour eux d'espérer décrocher un bon emploi.

La bonne dose d'anglais

Quelle est au juste la bonne dose d'anglais qu'il nous faut nous administrer pour le bien de nos rapports avec nos voisins du continent?

Nous nous entendons déjà sur le principe qu'il est dans l'intérêt du Québec qu'il rende l'usage du français nécessaire à tous les niveaux de la vie nationale et qu'il en fasse la promotion dans ses échanges internationaux, particulièrement dans les échanges qu'il entretient avec les autres États de langue française. Partant de là, je suggère qu'il nous faut maintenant poser comme nouveau principe qu'il est dans notre intérêt que la traduction de l'anglais, lorsqu'elle est rendue nécessaire, se fasse :

1. le plus en amont possible;

2. le plus rapidement possible;

Voilà les deux paramètres qui doivent être ajustés pour limiter au mieux la propagation de l'anglais parmi le plus grand nombre. Notre objectif permanent devrait être de dépendre de l'anglais dans nos rapports avec nos voisins du continent dans la mesure où ils dépendent eux-mêmes du français dans les rapports qu'ils entretiennent avec nous. Cet objectif ultime ne serait peut-être jamais atteint, bien sûr, mais nous aurions au moins une variable cible quantifiable vers laquelle notre politique linguistique puisse tendre.

Dans mon esprit, opérer la traduction le plus en amont et le plus rapidement possible signifie :

1. que nous devons former plus de traducteurs professionnels et les mettre au service de la collectivité sous la direction d'un organisme public dont l'objectif serait d'identifier nos priorités nationales en matière de traduction. Cette tâche pourrait très bien relever de l'Office québécois de la langue française, qui a déjà pour mission de mettre des néologismes français en circulation pour concurrencer les néologismes anglais qui nous pleuvent dessus à l'année longue. Les deux tâches me semblent tout à fait complémentaires.

2. que nous devons mettre notre communauté anglophone au service du bien commun de la nation, en leur offrant des postes d'interprètes dans la fonction publique et dans nos entreprises. Ce faisant, nous accomplirions plusieurs choses positives : nous ferions en sorte de les insérer dans les milieux de travail francophones tout en valorisant leurs compétences en anglais. Il y aurait en conséquence moins de francophones forcés de baragouiner l'anglais et plus d'anglophones qui sentent qu'ils ont un rôle à jouer dans une société où leur bilinguisme personnel est valorisé.

Chiffrer le corps bilingue

Mais quels sont au juste nos besoins réels en matière de bilinguisme au travail? Combien de bilingues fonctionnels nous sont nécessaires? Marcel Chaput a avancé le chiffre de 5% des travailleurs, proportion qu'il jugeait généreuse. Je me dis qu'il doit être possible d'en arriver à une estimation utile de nos besoins réels en se prêtant à l'exercice suivant :

1. Identifions quels sont les emplois qui, dans notre situation actuelle, exigent réellement la connaissance de l'anglais en plus du français.

2. Comparons nos chiffres avec des chiffres « normaux », soit ceux des emplois qui exigent la connaissance du français en plus de l'anglais chez nos voisins du Sud et de l'Ontario.

Partant de là, nous pourrions développer un plan visant à réduire systématiquement le nombre des postes qui exigent le bilinguisme. Peut-être allons-nous découvrir que nous avons réellement besoin, dans la situation actuelle, de trois ou quatre fois plus de bilingues que nos voisins. Soit. Ce sera toujours beaucoup, beaucoup mieux que le chiffre actuel, résultat d'un laisser aller historique qui doit cesser une fois pour toutes.

Si un des objectifs permanents de notre politique linguistique est de réduire au minimum nécessaire notre dépendance collective à l'anglais, il nous faut trouver les réponses aux questions suivantes :

- Quand est-il vraiment justifié que la connaissance de cette langue soit une exigence pour décrocher un emploi dans le privé comme dans le public?
- Quels sont ces emplois et pourquoi n'est-il pas pratique d'utiliser plutôt des traducteurs et des interprètes?
- Dans quels secteurs d'activités avons-nous vraiment besoin d'utiliser l'anglais, mise à part la traduction?

Avis donc à tous les patriotes habiles avec les statistiques, il est temps de mettre des vrais chiffres sur nos besoins collectifs en matière de bilinguisme au travail.

Réduction globale

Pour ce qui est de réduire le nombre des cas où l'anglais nous est rendu nécessaire, il faut bien admettre qu'il s'agit d'une bataille à gagner sur la scène internationale par une alliance de toutes les nations non-anglophones. Une alliance diplomatique de la Francophonie, de l'Hispanophonie, de la Lusophonie est certainement possible. Ajoutons l'Allemagne, le Japon et la Chine et il n'y a rien que les États-Unis pourront faire ou dire pour nous empêcher de remplacer l'hégémonie d'une seule langue sur toutes les autres par un aménagement linguistique fondé sur l'équilibre et le respect de la diversité.

Mais bon, ça c'est plus facile à dire qu'à faire...

Notes

1. Gandhi aurait écrit le livre Hind Swaraj or Indian Home Rule entre le 13 et le 22 novembre 1909, à bord du paquebot SS Kildonan Castle voguant de Londres vers l'Afrique du Sud[1]

2. Hind Swaraj ou L'autogouvernance indienne, Chapitre XVIII: Éducation[2]

3. L'Action nationale, volume LVII, numéro 6, février 1968, p. 189-217[3]

4. Pourquoi je suis séparatiste, p. 48


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4 commentaires

  • Jean-Yves Durocher Répondre

    28 juillet 2010

    Bienvenue
    Pour débuter votre carrière de chroniqueur du mercredi, poste que j’ai en haute estime, vous abordez un sujet qui mérite réflexion. Il y a ceux qui vivent sur une autre planète et ignorent la géographie, pour eux le Québec se situe entre la France et les Îles Normandes. Et il y a les autres qui vivent au Québec, sur le continent Nord-Américain.
    Certains d’entre nous vivent tellement sur ce continent que de leur balcon ils voient le petit pays au sud de nous.
    Ce petit pays mérite qu’on s’y arrête. Comme celui dont il est issu. Débutons donc par le dernier.
    La perfide Albion, c’est d’elle dont il est question naturellement, a tous les torts, c’est bien connu. Par exemple, au lieu d’accepter la douceur du français que lui imposaient ses dirigeants normands, aucun de ses notables n’osant parler la langue du peuple, elle osa promulguer le Pleading in English Act en 1362. Les infâmes! Quels barbares! L’époque est intéressante et forte en histoire quasi contemporaine. Le roi des barbares n’est nul autre qu’Edouaed III qui a l’idée ridicule de faire de son pays, un pays justement, donc libre, et de favoriser la langue de son peuple qui avait depuis quelques décennies la folle idée que les gens de l’autre côté de la Manche avait l’intention de faire disparaître leur commune langue si peu cosmopolite.
    En passant, la langue anglaise est riche, parfois plus romantique que le français. C’est la leur, on vient juste de le voir. Le français l’est d’autant, c’est la nôtre. Et son histoire est aussi intéressante, sinon plus que celle du français. Mais comme c’est la langue de la perfidie incarnée, inutile d’en parler. Donc passons sur le fait que c’est par les perfides et barbares que la langue est devenue le plus important facteur d’unité nationale et qu’elle est à la base même de l’identité nationale des Anglais.
    Pour nos voisins du Sud, c’est moins clair. Enfin, plus clair que l’on veut bien le croire. Passons très rapidement sur la première époque, celle de l’après-guerre d’Indépendance (que voulez ces ignares ignorent qu’il fallait faire la guerre de la Souveraineté) ou il est question de savoir si l’Anglais prendrait le dessus sur l’Allemand, ou la seconde ou effectivement l’Allemand avait pris le dessus à New-York et ou réglas le cas simplement en fusionnant toutes les petites villes qui sont aujourd’hui des arrondissements sans aucun pouvoir.
    La première législature a imposée une langue officielle c’est l’Illinois en 1969. Remarquons au passage l’intelligence de ceux-ci. Avant de statuer sur la langue, les législateurs constatèrent l’importance d’un oiseau national et d’un insecte national. Quelle clairvoyance, jadis exprimé en ses pages par un visionnaire qui osa le crier tout haut en fondant le LAPIN, l’Association pour la Promotion de l’Insecte National. Et le Parti Québécois devrait regarder vers Springfield, l’insecte national de l’Illinois n’est autre que le papillon monarque, en voie de disparition…
    Parfois pour voir l’arbre il faut sortir de la forêt.

  • Archives de Vigile Répondre

    27 juillet 2010

    La langue nationale du Québec est le français pour tous les citoyens du Québec
    La langue national territoriale doit être la seule langue exigée pour tous les emplois au Québec sauf bien entendu les emplois de traducteurs professionnels dans les langues du monde suivant le choix d'une langue .
    Les citoyens peuvent apprendre autant de langues qu'ils veulent mais pour usage extérieur hors Québec et pour usage personel
    Au Canada si nous voulons y travailler nous apprenons l'anglais et les canadians qui veulent travailler au Québec doivent apprendre le français
    Tous les immigrants doivent s'intégrer à notre langue nationale le français et s'ils veulent vivre en anglais qu'ils immigrent au Canada
    Toutes les institutions du Québec doivent imposer avec fierté le français et cesser de détruire la Nation Québecoise en donnant des services en anglais
    Sinon en quelques décennies les fédéralistes détruiront le français au Québec comme ils ont détruits le français par le piège du bilinguisme au Canada
    Vive le Québec libre et ouvert sur le monde au sein de la francophonie

  • Archives de Vigile Répondre

    27 juillet 2010

    Je ne me souviens plus de qui au juste il s’agit, mais un personnage public a déjà dit que pour lui, le bilinguisme était une maladie mentale venue d'Ottawa.
    L'anglais, d'une certaine manière on y est exposé de force et à haute dose de façon constante. C'est mon cas comme celui de bien d'autre. Mais ça ne fait pas de moi ni de d'autres des bilingues. Pour moi c'est purement fonctionnel quand je l’utilise, et je pense qu'en réalité c'est aussi la réalité de la majorité des gens de chez nous (est-ce qu’on a encore le droit de dire ça?).
    Il n’est pas étonnant que plusieurs en font pratiquement une obsession. Depuis des années on n’entend que ça : il faut être bilingue pour vivre en Amérique du Nord… Ben voyons donc. Le bilinguisme au Québec n’a qu’une utilité réelle, une seule : assurer les anglos qu’ils n’auront pas de problème.
    Quand on aura un gouvernement qui a de la substance et du courage, et que le français sera devenu la seule langue publique officielle et effective, on verra bien que cela ne posera pas de problème. Et le problème c’est que bassiné depuis des lustres par cette fadaise voulant que si tu ne parle pas anglais tu vas gâcher ta vie, ben forcément y en a qui l’on cru s’pas. Ce qui fait que c’est maintenant vu comme arriéré de ne pas parler anglais.
    Je suis en train de lire VLB (La reine-nègre et autres textes vaguement polémiques), un pur délice, et voici ce qu’il dit à ce propos. Il parle de notre ami à tous, André Pratte : «…je lui suggère donc de lire un petit ouvrage paru à l’époque de ce Québec ancien qu’il dénonce, soit il y a plus de cent ans. Ça a été écrit par Joseph Quesnel, c’est une pièce de théâtre et elle s’insitule L’Anglomanie. En la lisant, andré Pratte pourra y jouer tous les tartuffes qui y fourmillent puisqu’il les rassemble fort bien dans sa seule personne en promouvant le multilinguisme pour mieux nous faire oublier que le seul monde qu’il défend n’est pas l’ouverture aux autres et à leurs langues, mais l’anglomanie de cette pseudo-élite qui fait ses choux gras de son asservissement au pouvoir anglophone et qui voudrait pour s’en déculpabiliser, qu’on devienne tous comme elle, de petits chiens domptés et contents de l’être.». Page 390
    Quant à moi voilà la réponse à la question que vous posez.

  • Gilles Bousquet Répondre

    27 juillet 2010

    Je crois que vous prenez le problème à l'envers, il s'agit d'imposer le français comme langue de travail pour toutes les entreprises entre 10 et 49 employés. C'est déjà fait pour les 50 et plus.
    L'anglais peut bien être exigé ensuite pour un bon nombre de postes qui demandent de communiquer avec des anglophones.
    Les Québécois devraient s'organiser pour mieux apprendre l'anglais. Si ce n’est pas possible dans notre système d'éducation très syndiqué, ils devraient suivre des cours privés ou de groupe ou sur Internet ou autrement afin de se donner de meilleures chances en Amérique et au Québec aussi.
    Ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas ou ne trouvent pas le temps d'apprendre l'anglais, s'en passeront...point.