Lettre à Jacques Lazure

Il n'est pas nécessaire d'abolir les partis politiques pour combattre l'esprit de parti

Chronique de Mathieu Gauthier-Pilote

Cher M. Lazure,

J'ai acheté votre livre Abolir les partis politiques peu après sa parution en 2006. Je l'ai lu avec intérêt, bien qu'avec beaucoup de scepticisme comme vous pouvez vous en douter. Reconnaissant d'emblée que l'esprit de parti est un vice radical digne d'être mis hors d'état de nuire dans tout système politique qui prétend favoriser le bien commun, je demeurais cependant prêt à recevoir toute argumentation en faveur d'une méthode visant à corriger ce problème fondamental.

La première partie de votre livre sur les méfaits des partis politiques est irréprochable. Je pense qu'un grand nombre de personnes (au Québec comme ailleurs) serait prêt à reconnaître que vous avez décrit avec beaucoup de justesse et dans les moindres détails le fonctionnement, hélas! bien réel, de notre système politique, celui que nous critiquons beaucoup, que nous sommes nombreux à vouloir réformer, particulièrement dans les cercles progressistes et chez les libres penseurs. Malheureusement, dans la deuxième partie de votre livre intitulée Par quoi remplacer les partis politiques?, je n'ai pas trouvé l'argumentation convaincante dont j'aurais eu besoin pour avaliser votre projet de contourner la liberté d'association pour combattre les conséquences néfastes de l'esprit de parti. (J'espère ne pas trahir votre pensée en décrivant votre proposition de la sorte. C'est ce qui m'a semblé en être l'essence.)

Je crois que l'abolition des partis politiques aurait malheureusement un effet contraire à celui que vous recherchez dans votre livre. Je constate que l'encadrement de la démarche électorale au moyen de la loi force les partis politiques à rendre des comptes, à travailler un peu moins dans l'ombre et un peu plus sous la lumière. Notre Loi électorale, malgré son insuffisance, rend plus difficile la magouille et le financement occulte. Je crains que l'abolition des partis ne les ferait pas pour autant disparaître et ce, pour les mêmes raisons qui ont fait que l'interdiction de la vente de l'alcool n'a pas aboli l'intérêt de son commerce, qui a subsisté dans l'illégalité.

Le problème que vous tentez de résoudre et que j'aimerais résoudre également, ne découle pas, à mon humble avis, de l'existence légale des partis politiques, mais bien du monopole qu'ils exercent sur les mises en candidature. Or, dans un système comme vous le décrivez dans votre livre, rien n'empêcherait des réseaux d'influence évoluant dans les ténèbres de continuer à faire la promotion de candidats. Ce serait tout simplement illégal de le faire. L'intérêt qui est à l'origine de l'esprit de parti, c'est la possibilité de ravir le pouvoir au moyen d'une slate de candidats. Cet intérêt subsisterait entier même après l'abolition des partis. Et tant que subsisterait cet intérêt, les candidats fantoches, les politiciens carriéristes seraient parmi nous. Devenu simplement illégal (anti-constitutionnel), l'enrôlement des candidats dans des partis politiques organisés se ferait entièrement dans l'ombre. Il faudrait certes faire montre d'un haut degré d'hypocrisie pour obéir à une ligne de parti après avoir été élu sur la base de ses prétendues convictions politiques personnelles. Mais la réalité politique ne nous a-t-elle pas déjà montré des centaines de fois que l'hypocrisie ne connaît aucune limite?

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Ceci dit, j'ai une excellente nouvelle à vous annoncer : je crois qu'une solution au problème que vous désirez résoudre existe et qu'une bonne partie du casse-tête a déjà été résolu il y a environ deux siècles. Une partie de la solution se trouve en effet cachée dans un projet de constitution élaboré principalement par Nicolas de Caritat, Marquis de Condorcet, pour la Convention nationale durant la Révolution française. Les règles générales des élections auxquelles je pense ici sont décrites à la Section III du Titre III du Projet de constitution française de février 1793.

Cette solution, qui consiste à remettre aux citoyens le contrôle immédiat et direct de tout le processus électoral, de la présentation des candidats jusqu'à leur élection, sous la protection de la constitution même, est encore à mon avis la meilleure qui existe. Dans un tel scénario, la liberté d'association reste intacte, les partis et clubs politiques subsistent, mais il n'est pas possible pour eux d'intervenir dans les mises en candidature. N'est-ce pas exactement ce que vous visiez par leur abolition? Les empêcher d'induire un dysfonctionnement du système politique par l'emprise qu'ils exercent sur les élections?

Concernant le mode de scrutin de Condorcet (comme ses dérivés contemporains), il a l'avantage d'être applicable aux élections uninominales comme aux élections plurinationales et reste excellent à plusieurs niveaux encore aujourd'hui face à tous les modes concurrents. Ceci dit, il est tout à fait possible de combiner l'idée d'une liste de présentation des candidats élaborée par les citoyens eux-mêmes avec un autre mode de scrutin.

Concernant les assemblées primaires comme lieux d'exercice des droits politiques des citoyens (droit d'assemblée, de vote, de censure, de pétition), je crois qu'on peut s'en inspirer grandement dans le projet de réformer notre gouvernement représentatif. J'ai d'ailleurs déjà amorcé une réflexion sur le projet d'instituer un réseau d'assemblées primaires dans une République québécoise libre. Dans mon projet, ces nouvelles institutions relèveraient d'une Direction des élections créée par la constitution et administrée par des citoyens tirés au sort. Les assemblées joueraient autant un rôle pédagogique que d'encadrement de tout le processus électoral. Si ça vous intéresse, je peux vous en faire part plus en détails.

Patriotiquement vôtre,

Mathieu Gauthier-Pilote

P.S.: Vous apprécierez sans aucun doute la lecture de Nicolas de Caritat, Marquis de Condorcet « Exposition des principes et des motifs du plan de constitution » dans Arthur O'Connor et François Arago, Oeuvres de Condorcet, Paris : Firmin Didot frères, 1847, tome 12, pp. 335-415

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Projet de constitution française de février 1793. Je connais au moins
deux sources disponibles en ligne au format HTML :

http://mjp.univ-perp.fr/france/co1793pr.htm

http://fr.wikisource.org/wiki/Projet_de_constitution_girondine

J'ai également fait un genre de compte-rendu de l'ensemble de la
constitution française proposée en 1793 dans Wikipédia


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