Le logiciel libre : pour décoloniser le cyberespace québécois (1)

Chronique de Mathieu Gauthier-Pilote


S'il est une cause de liberté qui en ce 21e siècle doit intéresser tous ceux et celles qui
au Québec et ailleurs sont profondément épris de liberté et d'indépendance, c'est bien
celle du logiciel libre. Les enjeux de cette cause ne sont rien d'autres que les enjeux des
libertés civiles fondamentales tels que nous les concevons habituellement, mais
transposés dans le cyberespace, là où les lois ne sont pas appliquées par des êtres
humains, mais exécutées par des calculateurs numériques programmables, qui
obéissent à ceux qui en sont les véritables maîtres : ceux qui leur transmettent des
instructions au moyen du logiciel.

Le logiciel libre[1] s'inscrit comme une alternative aux pratiques dominantes de
l'industrie informatique mondialisée, industrie qui voudrait réduire le citoyen au rôle de
spectateur-consommateur du fulgurant progrès technologique de notre époque, qui
redessine toute l'organisation de la communication dans la société en n'obéissant à
aucun programme, sauf celui d'aller toujours plus vite. Un rouage essentiel dans le
complexe industriel transnationalisé de l'informatique qui sévit sur la planète depuis les
années 1970 est le droit d'auteur, que l'on exploite à mauvais escient pour protéger de
l'autorité de la loi l'effroyable arnaque d'un logiciel privateur de liberté[2].
Le logiciel
privateur, c'est-à-dire le logiciel dont l'on vous vend le droit d'utiliser une ou plusieurs
copie(s) sous réserve de restrictions exorbitantes (vous n'avez pas lu le contrat de
licence?), que l'on distribue toujours sans accès au code source (le secret de
fabrication), c'est-à-dire sans possibilité de savoir comment il fonctionne et même s'il ne
fait pas autre chose que ce que son véritable propriétaire vous dit qu'il fait. Comme si
les licences de ces logiciels n'étaient pas assez liberticides par elles-mêmes, il faut
rajouter au cocktail des pratiques immorales de l'industrie informatique le
détournement, dans plusieurs pays, du système des brevets, que les grands joueurs du
marché utilisent entre autre pour freiner l'innovation de leurs plus petits concurrents.
Pour construire l'alternative à cette véritable colonisation commerciale du
cyberespace[3], il faut changer le système social de production et de distribution du
logiciel, cette oeuvre fonctionnelle, fruit du travail intellectuel du développeur, dont le
partage sans restriction est non seulement nécessaire à la conservation de nos libertés
civiles dans un monde technologique, mais également source d'une plus grande et
d'une plus juste redistribution de la richesse au sein de l'humanité. La protection de nos
libertés et tous les bénéfices de la coopération, c'est ce que permet le logiciel lorsqu'il
est libre.
En effet, le logiciel libre offre aux utilisateurs d'ordinateurs des garanties quant au respect de ces libertés qui permettent à tout un chacun d'être le maître de son
informatique. Aux développeurs de logiciels qui en font le choix, il offre la possibilité
d'exercer son travail sans sacrifier sa conscience morale, c'est-à-dire sans participer au
système antisocial qui a produit le logiciel privateur et l'utilisateur impuissant, le
système purement marchand qui refuse à tous et la liberté, et le partage et la
coopération.
À l'ère de l'ubiquité du numérique et des réseaux d'informations, il est impératif que les
citoyens de tous les États voient à l'élaboration de politiques d'appropriation collective
et individuelle des moyens informatiques, moyens qui déjà aujourd'hui façonnent, et
façonneront plus encore demain, la culture des membres de notre espèce, en
transformant notre rapport au monde et les conditions de la vie en société.
Bien plus que les seuls informaticiens, la cause du logiciel libre doit intéresser les
philosophes qui ne craignent pas l'engagement social, les juristes sincèrement épris de
justice, les militants des libertés civiles jusque dans le cyberespace, les démocrates
convaincus que la société de l'information doit nous être bénéfique, les tenants de la
souveraineté informatique de la nation, les progressistes éclairés sur les questions
technologiques et j'en passe.
Cette semaine, je débute une série d'articles qui a pour objet de présenter le
mouvement pour le logiciel libre aux indépendantistes québécois. Mais pourquoi aux
indépendantistes? Simplement parce que, dans les faits, l'État provincial québécois est
impuissant face au phénomène de la propagation du logiciel dans notre société. En
conséquence, les Québécois n'ont véritablement que deux options politiques :
a) se sublimer collectivement et envisager, à titre de citoyens du Canada habitant la
province de Québec, minoritaires même dans l'unanimité, l'élaboration de politiques
relatives aux logiciels et aux réseaux qui seront par définition incompatibles avec leurs
intérêts nationaux;
b) choisir d'exister en tant que groupe national malgré notre enfermement politique et
envisager l'élaboration de politiques relatives aux logiciels et aux réseaux dans la
perspective d'un Québec devenu enfin libre.

***
Plan des articles à venir :
Ce qu'est le logiciel et comment il est développé
_ Esquisse historique du développement logiciel
_ Une éthique propre au milieu du logiciel
_ L'éthique du libre s'étend à d'autres domaines
_ Des succès et des obstacles dans la diffusion du libre
_ Au front : la bataille vu du Québec
_ Perspectives indépendantistes: décoloniser le cyberespace québécois
Notes
1. FSF, « Définition d'un logiciel libre (http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html) »,
gnu.org, consulté le 19 juin 2011.

2. APRIL, « Logiciel privateur 2. (http://www.april.org/articles/intro/privateur.html) »

3. L'analogie de la colonisation n'est pas si tirée par les cheveux que l'on pourrait le croire à
priori. On observe effectivement qu'un petit groupe de sociétés privées, dont les principales
sont américaines, s'approprie les moyens d'exploitation des ressources informatiques
matérielles des peuples de la Terre, qui tardent à affirmer leur souveraineté dans le
cyberespace.


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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    15 novembre 2011

    Cela fait au moins 5 ans que j utilise linux. C est aberrant d avoir a payer pour un logiciel de système d exploitation ( Ms Windows) et de repayer pour avoir d autres logiciels soit de traitement de texte(Ms office) , de dessin , antivirus etc etc , le tout pour enrichir un certain nombre de personnes. Il faut changer la mentalité du qui est gratuit ou pas cher n est pas bon ou on est pas a la mode. Tout l argent que l on sauverais pourrait servir a autres choses beaucoup plus utile.

  • Michel Patrice Répondre

    15 novembre 2011

    Expérience personnelle : j'utilise OpenOffice (alternative à Office) à la maison depuis environ 5 ans et je n'ai plus eu besoin de la suite Office.

  • Archives de Vigile Répondre

    13 novembre 2011

    Et pendant ce temps....
    Informatique - Québec choisit les logiciels sous licence, sans appel d'offres
    ''....Cette «migration» informatique, comme on dit dans le milieu, est chiffrée à 2000 $ par poste, pour une facture totale de... 800 millions de dollars environ réparti sur sept ans. «Imaginez l'industrie du logiciel libre que l'on pourrait bâtir ici avec une telle somme», dit M. Béraud.''....
    http://www.ledevoir.com/politique/quebec/335976/informatique-quebec-choisit-les-logiciels-sous-licence-sans-appel-d-offres#poster_commentaire