L'Institut Fraser contre le projet de loi 92: une charge idéologique en faveur de la propriété de l'eau

EAU - Commerce de l'eau


Dans un rapport publié le 13 novembre 2008, l'Institut Fraser avance que l'adoption du projet de loi 92 affirmant le caractère collectif de l'eau au Québec abolirait tout droit de propriété privée sur l'eau souterraine, empêchant ainsi la mise en oeuvre d'un marché de l'eau qui optimiserait la gestion de la ressource. Selon le rapport intitulé La Mainmise du gouvernement sur l'eau: une atteinte au droit de propriété des Québécois, le projet de loi est excessif et regorge de dispositions vagues et arbitraires. Il entraînerait un énorme transfert de richesse des citoyens vers le gouvernement et politiserait la gestion de la ressource en accordant des pouvoirs illimités au ministère du Développement durable, de l'Environnement et des Parcs. L'application du projet de loi serait coûteuse, priverait les Québécois de droits fondamentaux, dissuaderait les investisseurs et nuirait à l'économie.
Le caractère franchement alarmiste du rapport appelle une mise au point. L'analyse de l'Institut Fraser repose sur deux prémisses: 1) la structure juridique du droit de propriété privée prévue par le droit québécois permet l'opération des mécanismes économiques de marché à l'égard de l'eau souterraine; 2) le droit actuellement en vigueur au Québec accorde la propriété privée de l'eau souterraine aux propriétaires immobiliers.
Une étude des normes législatives, de la jurisprudence et de la doctrine juridique applicables démontre que ces prémisses sont toutes deux fausses.
La propriété et le marché de l'eau
Selon la théorie micro-économique orthodoxe développée notamment par les idéologues du Cato Institute et de la Banque Mondiale, l'application des mécanismes de marché à la gestion de l'eau permet de maximiser la richesse et d'optimiser la protection de la ressource. Pour ce faire, il semblerait que l'eau doive être sujette à des droits de propriété qui cumulent les caractéristiques suivantes:
- Ils définissent précisément la quantité et la qualité d'eau sujette au droit de propriété;
- Ils rompent les liens juridiques entre les droits de propriété de l'eau et les droits de propriété du sol de façon à ce que les uns soient indépendants des autres;
- Ils permettent le transfert des droits de propriété sur l'eau d'une personne à l'autre contre compensation économique;
- Ils sont permanents ou valides sur une période suffisamment longue pour avoir une réelle valeur par rapport à des acheteurs potentiels;
- Ils sont protégés par l'administration et les tribunaux.
Dans ce contexte, les prétentions de l'Institut Fraser sont injustifiables. En effet, si la propriété privée s'applique à l'eau souterraine au Québec, elle ne se conforme même pas aux critères que les tenants des mécanismes du marché recommandent.
Le droit de propriété privée tel qu'il existe actuellement en droit québécois ne permet pas de définir la quantité ni la qualité des volumes d'eau auxquels il s'appliquerait. De plus, s'il existe, le droit de propriété de l'eau souterraine est intimement lié à la propriété du sol, ce qui entrave significativement les transactions économiques visant la ressource (imaginez que chaque fois que vous voulez acheter une planche de bois, vous devez acheter le terrain sur lequel se trouvait l'arbre dont elle provient!). Finalement, l'Institut Fraser omet de mentionner que la mise en place d'un marché de l'eau n'est recommandée par ses propres partisans qu'en situation de raréfaction des ressources hydriques. Au contraire, le rapport de l'Institut Fraser tente d'établir que le Québec jouit d'une surabondance d'eau.
Au Québec, la propriété privée ne permet donc pas la gestion de l'eau selon des mécanismes de marché.
Le droit de propriété ne s'applique pas à l'eau souterraine
L'Institut Fraser prétend que l'eau souterraine est actuellement un objet de propriété au Québec. Sur le plan théorique, il est généralement accepté que la propriété peut s'appliquer de quatre façons différentes à l'égard de l'eau:
- La propriété privée: l'eau peut être utilisée par un propriétaire individuel ou une entreprise. Les propriétaires peuvent priver les non-propriétaires d'accès aux volumes d'eau qui font l'objet du droit de propriété;
- La propriété commune: l'eau appartient à une communauté clairement définie composée de plusieurs utilisateurs. Ici aussi, les personnes n'appartenant pas à la communauté des propriétaires peuvent être privés d'accès à l'eau appropriée;
- La propriété publique: l'État détient la propriété de la ressource;
- Le libre accès: il n'existe pas de droit de propriété clairement défini sur l'eau. Le droit de propriété ne permet pas de limiter l'accès à la ressource. Il s'agit de la situation qui prévaut pour l'air, par exemple.
L'analyse de l'ensemble de règles de droit applicables à chacun de ces cas de figure permet d'établir que ni la propriété privée ni la propriété commune ne s'appliquent à l'eau souterraine au Québec. De plus, le gouvernement québécois, contrairement à d'autres gouvernements provinciaux, a refusé de légiférer pour accorder à l'État la propriété des ressources hydriques, de telle sorte que l'eau n'est pas non plus une propriété publique. À l'opposé, l'eau souterraine à l'état naturel est actuellement une chose commune. Selon le droit québécois, l'eau peut être l'objet d'un droit de propriété uniquement si deux conditions cumulatives sont réunies: 1) l'eau est embouteillée; 2) l'eau n'est pas d'utilité publique.
Contrairement à ce qu'avance l'Institut Fraser, l'adoption du projet de loi 92 ne modifiera pas la relation entre la propriété et l'eau souterraine. En effet, c'est le Code civil du Québec qui dicte si et comment la propriété s'applique à l'eau souterraine. Or, l'article 1 du projet de loi prévoit que l'on pourrait toujours s'approprier l'eau dans les conditions définies par le Code civil. Ainsi, dans la mesure où le Code civil n'est pas modifié, l'eau restera une chose commune «appropriable» sous certaines conditions restrictives après l'adoption du Projet de loi.
Somme toute, le rapport de l'Institut Fraser est erroné. L'application des recommandations qu'il contient ferait perdurer les incertitudes qui entourent le statut juridique de l'eau souterraine et nuirait à la mise en oeuvre de son cadre juridique de gestion. Indirectement, l'Institut Fraser se positionne en faveur du libre accès à la ressource pour les propriétaires immobiliers, une situation qui provoque inévitablement la spoliation de la ressource (c'est la fameuse tragédie des biens communs de Garrett Hardin).
Il est possible que le gouvernement Québécois tente actuellement de mettre en place un régime juridique pouvant limiter les rentes économiques injustifiées dont les propriétaires immobiliers jouiraient si la propriété du sol emportait effectivement la propriété de l'eau souterraine. Un tel effort doit être encouragé.
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Hugo Tremblay, Étudiant au doctorat, UNESCO Centre for Water Law, Policy and Science


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