L'indifférence à soi

Crise linguistique au Québec 2012



Le pape Boniface VIII a énoncé dès le XIIIe siècle le principe selon lequel on ne peut pas faire indirectement ce que la loi interdit de faire directement. Et pourtant...
Le roué pontife d'Avignon aurait sans doute goûté l'astuce imaginée par le maire de Huntingdon, Stéphane Gendron, pour contourner les dispositions de la Charte de la langue française, qui interdit à une municipalité qui n'est pas reconnue comme un organisme bilingue d'utiliser l'anglais dans ses communications.
Ce petit futé était manifestement fier du pied-de-nez qu'il a fait à l'Office québécois de la langue française (OQLF) en mettant sur pied un organisme à but non lucratif qui publiera un journal destiné à ses commettants de langue anglaise, n'en déplaise à ces «talibans de la langue» venus de Montréal pour tenter de l'intimider.
Dans un texte publié dans les journaux du Canada anglais, le maire a assuré qu'il n'y aurait jamais de «nettoyage linguistique» sur le territoire dans sa municipalité. Les débats au conseil municipal continueront d'être bilingues et les citoyens qui s'adresseront aux différents services municipaux seront servis dans la langue de leur choix.
Bien sûr, le sort du français au Québec ne se jouera pas dans une agglomération de 2500 habitants, mais il est désolant d'assister quotidiennement à cette déresponsabilisation collective, dont M. Gendron est simplement un exemple particulièrement pittoresque.
L'OQLF n'a pas voulu commenter son initiative. Peut-être espère-t-on que sa retraite prochaine de la vie municipale réglera le problème. Depuis des années, M. Gendron cumule les rôles de maire et d'amuseur public, sans qu'il soit toujours possible de les distinguer. Ce sera plus simple quand il fera le clown à temps plein.
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L'anglicisation progressive de l'enseignement dispensé par les HEC n'a finalement créé qu'un émoi passager. Après tout, il y a plusieurs façons d'affirmer la spécificité québécoise. Comme le soulignait si pertinemment la directrice des communications de cette grande institution, les étudiants inscrits à un programme de maîtrise unilingue anglais pourront toujours manger du pâté chinois à la cafétéria. Même s'ils ne suivent aucun cours dans la langue de Molière, cette immersion gastronomique leur permettra de se rendre compte qu'ils fréquentent une université française.
L'anglais n'est pas seulement la langue de l'administration et des affaires. Elle devient aussi celle de l'architecture, comme en témoigne le grand colloque international qui se tient en fin de semaine à l'Université de Montréal, auquel participeront des spécialistes du Canada et des États-Unis, mais aussi de France, de Belgique, de Suisse, du Chili, du Brésil, de Grèce.
On n'a pas jugé utile de présenter une traduction française du programme sur le site de l'École d'architecture. On y explique que toutes les présentations seront faites en anglais, mais on assurait hier que quelques-unes pourront quand même être bilingues. Ainsi, la directrice de l'École a prononcé ses mots de bienvenue dans les deux langues. Un service de traduction simultanée ne sera cependant offert que pour la période de questions.
Oui, je sais, il faut être de son temps et le nôtre est à l'anglais. Aux yeux de plusieurs, déplorer sa pénétration dans nos universités est le comble de la ringardise. C'est tout juste s'il est loisible de se scandaliser qu'un propriétaire de dépanneur d'origine asiatique incapable de parler français traite les Québécois de «bénéficiaires d'aide sociale», de «fumeurs» et d'«alcooliques» sur les ondes d'une station de radio.
Stéphane Gendron a expliqué vouloir faire de Huntingdon une «bulle de tolérance». Tant qu'à y être, pourquoi ne pas faire entrer le Québec tout entier dans la bulle?
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Témoin de ma désolation, ma collègue et amie Odile Tremblay m'a suggéré la lecture du remarquable essai, intitulé Un cynique chez les lyriques, que Carl Bergeron a consacré à la relation complexe que le cinéaste Denys Arcand entretient avec le Québec, à sa «blessure québécoise».
Une phrase, déjà soulignée par Odile, m'a particulièrement frappé: «Plus que l'inconfort, somme toute relatif, d'avoir à subir une existence politique mineure, l'indifférence des autres à soi et surtout de soi à soi est peut-être la vraie tragédie de la condition québécoise.» Surtout l'indifférence de soi à soi.
On peut très bien comprendre que Pauline Marois n'ait pas voulu se rendre aux exigences de Pierre Curzi. Après le tort que lui a causé sa démission, elle ne pouvait pas faire comme si rien ne s'était passé. Pour lui restituer le dossier de la langue, elle aurait dû en dépouiller le député de Drummond, Yves-François Blanchet, qui lui est demeuré indéfectiblement fidèle dans la tempête. C'était impensable.
Il est bien dommage que M. Curzi n'ait pu supporter cette blessure à son amour-propre. Rares ont été les hommes ou les femmes politiques qui ont réussi à secouer, ne serait-ce que partiellement, cette indifférence de soi à soi, qui a peut-être constitué un plus grand obstacle à la réussite du projet souverainiste que l'insécurité économique soigneusement entretenue par le camp fédéraliste. M. Curzi aurait pu être de ceux-là.


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