En adoptant l’Acte de Québec, le Parlement de Westminster reconnaissait, en juin 1774, la pleine autorité des lois et coutumes du Canada. Ce faisant, il rejetait d’un trait les revendications des immigrants britanniques au Canada qui, eux, espéraient la mise en vigueur des lois et coutumes de l’Angleterre, et la création d’un état de droit entièrement à leur avantage.
Or, la possibilité d’octroyer des droits et des privilèges à cette population immigrante avait été brièvement soulevée à Westminster, mais le gouvernement s’était montré réfractaire à l’idée de créer un précédent et d’ouvrir la voie à une politique de discrimination favorable à ses ressortissants arrivés au Canada.
Interrogé sur le sujet, lord Mansfield, juge en chef de l’Angleterre, avait émis l’avis que tout octroi de privilèges devait être défini explicitement et dûment autorisé par le Parlement :
« Quant à ces lois elles-mêmes ou à leur mode d’application, si Votre Seigneurie a l’intention de faire des réserves à ce sujet en faveur des sujets britanniques, il faudra, à mon sens, indiquer clairement dans quel cas et dans quelles circonstances on pourra y avoir recours. Une réserve générale comme celle que la clause renferme n’aura aucun effet ou n’aboutira qu’à tout bouleverser car, si la Législature ne trace pas une ligne de démarcation, je ne vois pas bien comment un juge pourra le faire1.»
Quelques semaines plus tard, lors de débats à la Chambre des communes, Edward Thurlow, procureur général, clarifie le principe juridique en cause, en réponse à une question d’un membre de l’opposition :
«Lorsque le roi de Grande-Bretagne fait la conquête d’un pays déjà habité, il s’agit d’une question de justice et d’humanité de sa part de ne rien changer aux lois et coutumes du pays. En conséquence, lorsqu’un Anglais décide de s’y rendre pour ses affaires, il ne peut s’y transporter avec une idée préconçue au sujet des lois qui devraient prévaloir à cet endroit au moment de son arrivée. Chacun sait déjà que lorsqu’un Anglais décide d’aller à Guernesey, il ne s’y rend jamais avec l’idée que les lois de la ville de Londres vont le suivre jusque là. Les lois restent ce qu’elles sont là où elles sont. En conséquence, il est tout naturel pour quiconque de s’y conformer et de se savoir lié par leur force contraignante. Vu sous cet aspect, je ne vois rien de choquant ou d’offensant dans l’Acte de Québec2.»
Environ trois semaines plus tard, lord Mansfield, à titre de juge en chef, est amené à rappeler le même principe juridique lors d’un jugement important rendu en matière coloniale :
«Les lois et législations de chaque dominion affectent de manière identique les personnes et les biens dans les limites de sa juridiction, et constituent les règles de droit obligées pour décider de toute question qui s’y pose : quiconque achète, poursuit, ou décide de vivre là, se place sous l’autorité des lois en place, et se retrouve dans la même situation que ses habitants. Un Anglais à Minorque ou dans l’Île de Man, ou dans une colonie, ne peut prétendre à quelque privilège ou droit distinct tant qu’il y réside3.»
Voilà qui résume le principe du droit en place et de la force coercitive des «lois et coutumes du Canada» en 1774. L’Ordonnance de Villers-Cotterêts ayant été reconduite dans son intégralité à titre de «loi du Canada», il va sans dire que la primauté et l’exclusivité de la langue française dans la vie juridique s’appliquaient à tous, y compris aux immigrants britanniques au pays.
George III eût-il l’idée d’y venir en personne pour constater comment se comportaient ses nouveaux et loyaux sujets, il lui eût fallu causer dans le «langage françois et non autrement», ce qui d’ailleurs l’aurait fort peu contrarié.
Depuis Guillaume 1er, les quarante-deux rois à avoir régné sur l’Angleterre ont tous eu le français comme première ou deuxième langue. Le premier à s’exprimer couramment en anglais a été Richard II, monté sur le trône en 1377.
Des siècles durant, les souverains anglais ont utilisé exclusivement le français dans leurs actes publics. Au niveau de la langue parlée, les rois ne s’entretenaient qu’en français avec les lords, puisque seuls les clercs et certains lettrés connaissaient le latin. Dans tout le royaume d’Angleterre, seul le français faisait office de langue commune.
Encore de nos jours, et malgré le prestige et l’hégémonie de la langue anglaise, l’Angleterre protège jalousement, au cœur même de ses institutions souveraines, des symboles puissants de sa longue et fidèle tradition française.
Ainsi, en vertu d’une procédure parlementaire toujours en vigueur à Westminster, lorsqu’un bill est voté par la Chambre des communes, la procédure parlementaire oblige le greffier à l’inscrire en français, et en français seulement, sur la page frontispice.
La même procédure s’applique au moment de l’adoption du bill par la Chambre des lords.
Puis, lorsque vient le temps pour la reine de donner son consentement au bill voté par les deux Chambres, la procédure l’oblige à le faire dans la langue patrimoniale des Anglais, c’est-à-dire en français.
Ce rituel symbolique est si rigoureusement perpétué qu’un consentement donné par mégarde en anglais serait tenu pour nul de nullité absolue. Au Canada, une telle conduite de la reine provoquerait plutôt des crises d’hystérie. Les plus âgés d’entre nous se souviennent encore de ces images déchirantes d’une population ébranlée, meurtrie, blessée, humiliée, devant une malheureuse boîte de Corn Flakes «bilingue».
Par la suite, lorsqu’un bill ou plusieurs bills ont reçu l’assentiment royal, le greffier vient en informer les Chambres conformément à la procédure de rigueur, c’est-à-dire en français.
À la fin du processus, lorsque les Communes et les Lords remercient la reine d’avoir accordé son consentement à un bill voté par les deux Chambres, ils le font immanquablement à la manière de leurs ancêtres.
C’est leur façon à eux de se souvenir et de perpétuer, en un moment de dignité désintéressée, un hommage respectueux et filial à la mémoire de ceux et celles qui ont façonné, au cours des siècles, les lois et coutumes de leur pays.
Ce rappel historique peut nous aider à prendre conscience que l’agressivité, en notre pays, à l’endroit de la langue française n’est pas un héritage de la tradition anglaise, mais une spécialité toute canadienne, développée ici au Canada, et utilisée contre des «Canadiens».
Au moment de l’adoption de l’Acte de Québec en 1774, les juristes et ministres du gouvernement anglais n’ont manifesté aucune opinion préconçue à l’endroit de la langue française. Bien au contraire !
Quant aux immigrants britanniques, sur lesquels d’ailleurs le gouvernement impérial n’avait aucune influence, ils se mettront rapidement à pied d’œuvre pour construire au Canada un pays à leur image et à leur ressemblance. Les lois propres à toute sociologie coloniale feront assez peu de cas des «lois et coutumes» du Canada.
***
Christian Néron
L’auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en Psychopédagogie.
Référence :
1 Adam Shortt et Arthur Doughty, éd., Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791, 2ème éd., Ottawa, Imprimeur de Sa Majesté, 1921, à la page 535.
2 Sir Henry Cavendish, Debates of the House of Commons in the year 1774, Londres, Ridgway, à la page 37. [notre traduction].
3 Campbell v. Hall, [1774] 20 State Trials, à la page 323. [notre traduction].
4 Cet article fait suite à «Honni soit qui mal y pense», en ligne : "L’Aut’journal" (28 février 2012) et à «Les trois époques de la langue française : 1663, 1774, 1977», en ligne : "L’Aut’journal" (5 avril 2012).
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé