Résumé
Cet essai se veut au carrefour de l’Anthropologie culturelle, de l’Anthropologie juridique, de l’Histoire et de la Politologie. Il porte sur le traumatisme résultant de la déportation des Acadiens, le Grand Dérangement, qui fut tout à la fois une entreprise cruelle, arbitraire et illégale. La plupart des Acadiens déportés étaient des sujets naturels de Sa Majesté britannique, c’est-à-dire nés tels à partir de la capitulation de Port-Royal en 1710. Cet évènement a provoqué un traumatisme transgénérationnel parmi la population acadienne. Ce type de traumatisme réfère à un complexe de blessures psychologiques et morales qui se transmettent d’une génération à l’autre, constituant ainsi un passé douloureux qui ne cesse d’être présent et envahissant. La reconnaissance publique d’un tel traumatisme constitue une forme d’exorcisme et de rituel à la fois symbolique et libératoire. Depuis une trentaine d’années, plusieurs communautés ont eu recours à cette forme de réparation symbolique des souffrances et des injustices causées à leurs ancêtres.
Introduction
En 1978, dans l’Espagne libérale de l’après-Franco, la communauté juive s’adresse au gouvernement espagnol pour requérir l’abrogation de l’Édit d’expulsion d’Isabelle la Catholique (1451-1504). Le gouvernement lui répond que la demande est sans objet puisque l’Édit en question est caduque et n’a pas été utilisé depuis près de cinq siècles. La communauté juive lui réplique qu’un geste symbolique d’abrogation publique et officielle l’apaiserait, elle, ainsi que bien d’autres communautés juives à travers le monde. À la fin des années 1980, les gouvernements des Etats-Unis et du Canada offrent des excuses officielles et versent des dédommagements à leurs communautés nipponnes pour les préjudices commis à leur endroit durant la Deuxième Guerre mondiale.
Toutes ces démarches constituent des gestes cérémoniels et hautement symboliques, sous forme de rites de passage par superposition des rites du deuil pour les générations passées et des rites d’initiation pour les générations futures. Tous ces rites de passages sont bénéfiques pour les individus et les communautés concernés puisqu’ils ont des effets thérapeutiques sur leurs souffrances et leurs détresses. À la fois rites de passage et rites profanes, ces cérémonies de reconnaissance publique valorisent certains actes en eux-mêmes, un peu comme le bénédicité sanctifie l’acte de manger, plutôt que la nourriture elle-même [1] .
Le traumatisme transgénérationnel
Faisant référence à la réaction des Allemands suite à la signature du Traité de Paris en novembre 1918, puis au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Gregory Bateson écrivait : Nous sommes, en fait, dans la même situation que les Atrides de la tragédie grecque. Il y eut d’abord l’adultère de Thyeste, puis le meurtre de trois
enfants de Thyeste par Atrée, qui les lui servit à table lors d’un banquet de paix. Ensuite, le meurtre du fils d’Atrée, Agamemnon, par le fis de Thyeste, Égisthe, et, finalement, le meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre par Oreste. Cette tragédie se poursuit indéfiniment : la haine, la méfiance et la destruction ravagent les générations les unes
après les autres [2]. À la haine, la méfiance et la destruction retournée contre soi, évoquées par Bateson dans la tragédie grecque, pourraient s’ajouter l’impuissance acquise et l’automisérabilisme chronique issus de l’incapacité d’exprimer et d’extérioriser un indicible sentiment d’injustice. Avec l’écoulement des années et la passage des
générations, l’incapacité d’évacuer le traumatisme collectif se cristallise sous forme de mythe des origines. Il semble alors ne plus y avoir moyen de se sortir de cet enfermement douloureux, si ce n’est le recours ultime à une reconnaissance publique des injustices créatrices du traumatisme transgénérationnel et à la constitution d’un nouveau mythe des origines. La destruction du Temple, suivie de la dispersion du peuple juif, est le meilleur
exemple d’un traumatisme transgénérationnel qui n’en finissait plus de faire mal jusqu’au moment du coup de force de 1948 et de la création de l’État d’Israël sur le décombres de l’ancien Eretz Israël de David et de Salomon. Ce coup de force peut s’expliquer par l’absence de reconnaissance publique et la présence d’une souffrance persistante issue d’une violence intériorisée, constamment retournée contre soi.
La trahison de Sa Majesté britannique
Le sentiment de trahison par les Acadiens s’explique le plus facilement du monde lorsque l’on considère que le premier devoir de tout souverain consiste à protéger ses sujets et à garantir leur sécurité personnelle et collective. Il y a trahison lorsque ce contrat tacite est rompu par l’une des parties. Non seulement Sa Majesté britannique a failli à son obligation de protéger ses sujets, mais, plus encore, elle a fermé les yeux lorsqu’ils ont été expulsés de leurs foyers, spoliés de leurs biens et mis sur des bateaux comme du vulgaire bétail. Ses sujets acadiens n’avaient pourtant manifesté aucune forme de désobéissance civile ni exprimé la moindre velléité de rébellion contre l’autorité royale.
Ce sentiment originel de trahison et d’injustice fonde la souffrance, la détresse et l’incapacité de faire confiance.
Les effets pervers du traumatisme
La première manifestation de ce sentiment de trahison et d’injustice est une méfiance qui s’exprime par le repli sur soi dans une forme d’autisme psychologique qui est vécu sur le plan tant individuel que collectif. La manifestation post-traumatique s’exprime dans une intense cohésion de l’entre-soi pour mettre en commun les détresses
et communier autour des souffrances en ressassant les mêmes malheurs de proche en proche, de génération en génération. Ce repli se constate dans l’éloignement et l’exclusion de tout ce qui est autre. Ainsi se construit un isolat culturel qui repousse tout nouvel apport externe. Le retrait intellectuel de l’autiste pourrait s’interpréter par un enfermement volontaire et l’autarcie d’une population qui se barricade dans la méfiance pour éviter de nouvelles
déceptions. Dans la langue anglaise, la tromperie s’exprime par le mot deception. D’étape en étape, ce sentiment de trahison et d’injustice s’incruste, individuellement et collectivement, pour former une carence de confiance et d’estime de soi, en une boucle auto-validante et auto-amplificatrice de la rétro-action positive, comme une boule de neige déroulant une pente enneigée.
La combinaison du manque de confiance et d’estime de soi donnerait lieu à de l’impuissance acquise et à un défaitisme où le sentiment d’échec conduit directement à l’échec, lequel accroît et durcit encore plus le sentiment d’échec. C’est le phénomène des prédictions qui se réalisent d’elles-mêmes. L’expression biomédicale de ce phénomène est l’effet placebo où des éléments inactifs arrivent à guérir lorsque le patient croit fermement au pouvoir thérapeutique d’un produit qui peut n’être que du sucre ou de la farine.
Conclusion
Pour sortir de ce cercle vicieux du bouclage d’une rétro-action auto-validante et auto-amplificatrice, pour réparer le traumatisme transgénérationnel et ses effets post-traumatiques, on ne peut que souligner l’importance de l’admission de la trahison originelle par une reconnaissance publique de l’injustice, de la trahison, et des torts
causés.
L’injustice et la trahison pourraient être réparées par un acte publique, solennel et symbolique de repentance de Sa Majesté britannique. Les pertes matérielles pourraient être réparées par un dédommagement financier pour des foyers perdus et des biens spoliés. Ceci a déjà été fait pour les communautés nippo-étatsunienne et nippo-canadienne. Ces dernières avaient été relocalisées, dispersées et leurs biens spoliés. Certains avaient été déportés, jusqu’en 1949, dont un grand nombre nés au Canada et donc sujets canadiens naturels. La loi sur les mesures de guerre invoquée contre la population nippo-canadienne ne se justifiait plus en 1949, quatre ans après la capitulation
du Japon et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Nippo-canadiens, jusqu’à la troisième génération née au Canada de parents nés au Canada, ont perçu des dédommagements et accepté la demande de pardon publique et solennelle du gouvernement canadien responsable des torts causés. Des Acadiens aux Nippo-canadiens, il y a donc une forte teinte de nettoyage ethnique, avant le terme.
Il est écrit quelque part dans l’un des Talmuds un dicton qui ressemble à ceci : l’oubli conduit à l’exil et la remembérance est le commencement de la rédemption. : La «remembérance» est à la fois remembrement et remémoration. Le terme anglais remember vient du français qui est toujours la langue de Sa Majesté britannique.
Références :
[1] Claude Rivière, Les rites profanes, Paris, PUF, 1995, aux pages 51 et 52.
[2] Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, t.2, Paris, Seuil, 1980, à la page 230.
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