L'immigrant et le bonheur

Par Abdelaziz Djaout

Tolérance des Québécois / Sondage sur le racisme des Québécois

Le romancier maghrébin Mohamed Dib affirmait que «l'oeuvre ne peut avoir de valeur que dans la mesure où elle est enracinée, où elle puise sa sève dans le pays auquel on appartient, où elle nous introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses complexités et ses déchirements».
N'étant pas artistes, nous ne pourrions malheureusement introduire le lecteur aux complexités ni aux déchirements de l'Algérie, du Maroc ou de la Tunisie. Nous savons, par ailleurs, que l'artiste ne réalise ce qu'attend de lui Dib que s'il réussit d'abord à se comprendre lui-même. Aussi, pour nous, l'oeuvre trouve-t-elle au commencement son inspiration dans la qualité du regard que pose l'artiste sur soi. Se comprendre, en effet. Se comprendre d'abord et avant tout.
Nous avons passé nos tendres enfances et une bonne partie de nos capricieuses jeunesses dans les quartiers populaires, les ruelles sinueuses, les chemins bourbeux des villes et villages du Maghreb. Et, figurez-vous, nous ne regrettons rien. Notre enfance était belle comme la baie d'Alger elle-même, et notre jeunesse fut remplie des joies innocentes, presque naïves de ceux qui, n'ayant rien d'autre à offrir, aiment vraiment, infiniment, complètement. D'Alger à Tindouf, de Rabat à Ouarzazate, de Tunis à Tataouine, chaque jour que Dieu faisait, nous rencontrions la vie. Nous nous sentions vivre. Nous vivions intensément nos plaisirs et nos déplaisirs. Nous étions heureux, très heureux même.
Évidemment, comme beaucoup de Maghrébins, nous maudissions souvent les jours qui nous ont vus naître dans ces pays. Mais ce maudissement, maintenant nous le savons, était une façon comme une autre d'exprimer nos amours et nos espoirs pour nos pays. L'Algérie, le Maroc, la Tunisie, méritaient mieux; voilà ce que criaient nos mauvaises humeurs et nos ras-le-bol. Ils pleuraient un idéal manqué. L'idéal qu'avaient nourri des générations de Maghrébins à l'image des locataires de Dar Sbitar, tels l'infatigable Aïni et son éveillé de rejeton Omar (Dar al-Sbitar est l'un des romans de Mohammed Dib, dont les principaux personnages sont Aïni et Omar).
Des étrangers ici
Au Québec aussi, mille mercis à Dieu, nous vivons bien. Matériellement, nous vivons encore mieux que quand nous étions au Maghreb. Cependant, ici, nous l'avouons, nous ne sommes pas aussi heureux. Ici, il neige et il fait froid. Et puis surtout, ici, nous nous sentons des étrangers.
Là-bas, nous étions au contraire ouled Lablad, ouled al-Houmma, ouled al-Dar, les enfants du pays quoi. Ce sentiment d'appartenance était pour nous ce que représentent les racines pour l'arbre. Un enracinement qui donnait sens à nos vies dans la mesure où il nous permettait de comprendre non seulement le langage, mais bien également les états d'esprit et les aspirations des gens qui nous entouraient. Mieux: en ce qu'il nous permettait de nous comprendre nous-mêmes. Les choses allaient de soi et nous saisissions sans grande peine leur élan et leur finalité.
Pourquoi dès lors être parti? Parce que si nos pays d'origine avaient et gardent une place spéciale dans nos coeurs, nous chérissons davantage nos libertés. Oui, la liberté... rien que la liberté. Nous voulions être libres de penser, de nous exprimer et d'agir sans contrainte aucune, exceptées celles auxquelles nous aurions librement adhéré. Partir, nous exiler, c'était en effet pour étancher une soif de liberté, satisfaire une quête de dignité. Pour nous... et pour nos enfants.
Ce pays, et l'autre aussi
Aujourd'hui, ici au Québec, loin de nos pays d'origine, la fierté de cette mémoire qui nous habite et la flamme ardente de cette quête que nous poursuivons constituent notre nouvel et unique enracinement. En lui, nous puisons incessamment la sève de notre apport à la nouvelle société qui est dorénavant la nôtre. Un apport varié, de qualité, dont nous sommes à juste titre également fiers. Pourvu qu'on veuille bien le voir, on le trouvera se déployant avec brio dans tous les domaines de la vie québécoise: en économie, en politique, dans les sciences et la culture, etc.
Mais nous voulons davantage pour nos enfants. Sans renier l'héritage que nous souhaitons leur léguer, nous les invitons à faire leur, entièrement leur, le pays qui les a vus naître. Aussi fort leur amour sera pour cette terre qui nous a accueillis, aussi complète sera notre bénédiction pour eux.
Oui, nous les voulons Québécois aussi pleinement que nous étions Maghrébins. Cependant, nous serions malheureux si, chemin faisant, ils perdaient la fierté de leurs origines, de cette mémoire, de ces valeurs, de ces sueurs qui ont fait les luttes séculaires de leurs aïeuls au Maghreb, et qui font aujourd'hui la riche participation de leurs pères et de leurs mères au bien-être de la société québécoise.
Et pour que cela n'arrive guère, nous refusons que soient dévalorisés à leurs yeux ce que nous étions et ce que nous sommes. Nous sommes prêts à lutter bec et ongles pour que nos enfants gagnent le respect dû à tous les humains de cette planète, à tous les citoyens des sociétés démocratiques dont lesquelles nous vivons et, de surcroît, le respect dû à leur mémoire de Québécois d'origine maghrébine dont l'une des principales composantes n'est autre que cette religion musulmane qui les encourage à aimer le vrai, le juste, le bien et le beau.
Abdelaziz Djaout, Doctorant en sociologie, Université du Québec à Montréal


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